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« Avant d’écrire, enfin, l’histoire du Burundi, qu’on lise ce qui existe! »

05/06/2013 Commentaires fermés sur « Avant d’écrire, enfin, l’histoire du Burundi, qu’on lise ce qui existe! »

Après [son analyse des origines du fait Hutu-Tutsi->www.iwacu-burundi.org/spip.php?article1566], Jean Pierre Chrétien répond notamment aux interrogations sur « l’école franco-burundaise d’histoire »… <doc2862|right>{Certains écrits sur l’histoire du Burundi reproduisent des modèles d’organisations sociétales décrites auparavant. On prendra l’exemple du livre de Charles Baranyanka dont le Professeur Mworoha affirme qu’il contient des thèses de Gorju… Comment s’est opéré ce transfert ?} Je crois qu’il faut élargir le débat par delà cette publication, car il se passe quelque chose d’assez paradoxal. A la veille de l’Indépendance, il n’y a pas d’historien au Burundi. Ceux qui écrivent l’histoire sont des chroniqueurs missionnaires, notamment le Père Gorju, avant le Père Schumacher, et surtout le Père Van der Burgt à la fin du 19ème siècle. Ces auteurs n’étaient pas des historiens, mais s’inscrivaient dans l’idéologie de l’époque, avec en arrière plan une vision raciale. Ils étaient contents quand un chef ou un notable avait raconté une histoire, etc. Et bien évidemment, pas de comparaison des différentes sources orales… Après l’indépendance, il s’est passé quelque chose de très important sur le plan culturel : c’est de redonner la parole aux Burundais. {Comment s’est opéré ce changement ?} A deux niveaux : premièrement dans l’Enseignement supérieur, où j’ai travaillé à la formation, à l’Ecole Normale Supérieure, des premiers professeurs d’histoire et de géographie burundais, Hutu et Tutsi confondus. Ils sortent à la fin des années 1960. Deuxièmement, en permettant aux Burundais dans leur ensemble, de s’exprimer sur leur passé. Cela avait été déjà le cas avec les enquêtes de l’historien belge Jean Vansina dans les années 1957 et même en 1935 avec les enquêtes de Georges Smets, un historien médiéviste belge qui est venu ici pendant six mois… Les gens instruits à Astrida et dans les séminaires ont lu et relu Gorju mais ignoraient totalement tout ce travail. La conception de la recherche historique avec des interventions les plus diverses possibles est restée méconnue. Il faut attendre 1972, année sinistre, pour que le livre de Vansina paraisse sous le titre de Légende du Passé. Ensuite il y a eu les enquêtes que j’ai faites sur le tournant 19ème-20ème siècle et qui m’ont permis de reconstituer tout le tableau politique à cette époque. Et je suis loin d’avoir publié tout ce que j’ai. Et puis il y eut des travaux des Burundais formés et lancés dans la recherche, Mworoha, Gahama, Mukuri, Nsabimana, Nsanze… et ce n’est pas uniquement en France que ces historiens ont été formés. {Cette prise de parole des Burundais sur eux-mêmes vous satisfait ?} Oui, et on a l’air d’ignorer cela. Ce qui me surprend profondément, c’est d’entendre dire par exemple : « Il faudrait écrire, enfin, l’histoire du Burundi ». Mais avant d’écrire, il faudrait d’abord lire ce qui existe. C’est vrai, humblement, que tout n’a pas été fait, notamment sur l’histoire contemporaine qui est restée souvent en sommeil à cause de la censure politique. Mais je ne comprends pas ce discours d’autant plus que je vois resurgir des réflexes marqués par le racialisme et l’absence de critique qui étaient justement dans les écrits missionnaires. Hallucinant ! {Comment expliquez-vous cela ?} Autant pour des Hutus, des Tutsi ou des Ganwa, on retrouve des gens gênés par l’écriture critique de l’histoire qui renverrait évidemment chacun à ses responsabilités. Alors on cherche des boucs-émissaires, des explications simples dans le passé le plus lointain (où, par définition, on peut dire n’importe quoi) alors qu’au fond, l’histoire est beaucoup plus à travailler sur le passé récent. Dans les négociations d’Arusha, on a discuté pendant des semaines sur les origines de la royauté, une question sur laquelle on n’aura peut-être jamais de réponse définitive… {Justement, on ne saura jamais la « vraie » histoire du Burundi si ce ne sont des Burundais qui l’écrivent… Que répondre à cette conception ?} D’abord, on ne connaîtra jamais la « Vraie Histoire ». C’est toujours un débat. On peut faire des romans si on veut, mais l’historien ne peut pas inventer. Et c’est comme ça. Il faut reconnaître qu’il n’y a pas de sources écrites avant Burton en 1850, et que l’archéologie, certes, présente des sources intéressantes sur l’histoire des plantes, de la technologie (on savait fondre le minerai de fer ici mille ans avant Jésus-Christ et sans l’influence de l’Égypte)… Les traditions orales, au-delà du 18ème siècle, prennent un aspect formalisé de type mugani où le conte et le récit historique se mêlent complètement. Et sur tous ces sujets, je suis volontiers d’accord que l’on écrit mieux sur une société avec laquelle on a le plus de connivences possibles, la langue par exemple. A terme et statistiquement, ce sont des Burundais qui apporteront plus d’approfondissements sur la compréhension de leur culture et leur histoire, à condition d’avoir une méthodologie. Ce n’est pas parce qu’on est Burundais qu’on écrit mieux sur l’histoire, c’est parce qu’on est historien et Burundais… {Mais vous, vous avez apporté quelque chose dans la compréhension de notre histoire n’étant pas Burundais…} Je souligne, par exemple, que je n’aurais pas pu écrire, publier, diffuser et discuter sur le livre parlant de 1972 et publié en 2007 si je n’avais pas été aidé par beaucoup de Burundais, de Jean-Marie Nduwayo dans mes enquêtes dans le Sud à Pierre-Claver Sendegeya qui a été formidable à Gitega. L’histoire est une science très particulière, qui a ses règles (la référence aux sources, leur critique, etc.) mais qui est une science humaine : c’est-à-dire toujours sujette à l’enrichissement, voire à la révision. Il ne faut pas non plus oublier que je suis de la génération de Jean-Luc Vellut au Zaïre (à l’époque), de John Sutton en archéologie et David Birmingham au Tanganyika (Tanzanie), qui ont tous joué un grand rôle dans la formation d’historiens de ces pays. Nous n’allons pas cesser d’écrire pour autant, mais laissons aussi passer une génération. J’aimerais par exemple qu’il y ait des historiens africains qui viennent travailler en France… {Abordons l’école franco-burundaise : tout un pan d’intellectuels burundais estiment que le manichéisme Hutu/Tutsi est notamment dû à Jean-Pierre Chrétien et ses « disciples » historiens qui ont falsifié l’histoire du Burundi…} Il y a de quoi m’indigner. Peut-être que les gens m’en veulent, mais chaque fois qu’on a changé de régime au Burundi, j’ai espéré. Quand Micombero est tombé, j’ai dit : « Ouf ! Enfin ! Pourquoi cette équipe n’est-elle pas tombée plus tôt après l’horreur de 1972 ? » J’ai espéré donc dans l’équipe Bagaza, car on voyait apparaître des Hutu dans les allées du parti, etc. Puis il y a eu le conflit avec l’Église, le rétrécissement idéologique, le retour à des réflexes clanico-régionaux, … Bon, j’ai soufflé quand Buyoya est arrivé. Ensuite, en 1993, l’élection de Ndadaye. J’étais content. C’est humain. Étranger, je suis là pour partager avec les autres, les Burundais, les espoirs, pas là pour dire : « Voilà ce qu’il faut faire ! » Remarquez que j’ai fait de même quand Kayibanda est tombé, j’ai même publié un petit article sur Habyarimana qui avait un discours moins ethniciste. Est-ce qu’il faut chaque fois prévoir ce qui va mal marcher ? On me reprocherait en quelque sorte de n’avoir pas pris parti, tout de suite, sur chaque régime… {Oui, mais "l’école franco-burundaise ?"…} Ça c’est vraiment agaçant. Elle correspondent plus généralement à ce que nous disions plus tôt, à savoir les périodes où il y a formation d’historiens africains : on aura l’école franco-sénégalaise, l’école anglo-tanzanienne, belgo-canado-zaïroise de l’histoire… Il y en a plein. Les gens ne savent peut-être pas qui a inventé ce terme, de façon tout à fait sympathique : c’est le professeur belge Jean Stengers de l’Université libre de Bruxelles, qui, au vu du livre Histoire du Burundi, des origines à la fin du 19ème siècle (Hatier, 1987), publié sous la direction d’Émile Mworoha avec toute une série de gens (Christian Thibon, Joseph Gahama, Claudette Vanacker, moi-même), en fait un compte-rendu dans la Revue belge de philologie et d’histoire. Il disait en gros que c’était un ouvrage qui faisait honneur à une école burundaise d’histoire, ou plutôt, ajoutat-il, « à une école franco-burundaise de l’histoire ». C’était un constat simple. {Une assertion reprise et amplifiée…} Oui, et de façon maligne par des collègues du Nord sur l’actualité politique du Burundi, principalement l’enquête faite en 1987 sur Ntega-Marangara… L’un d’eux, Reyntjens, a dit que cette école existait en 1972 et avait occulté le génocide : j’étais au bord de porter plainte ! Mais cela n’est pas mon tempérament. D’un, je n’étais pas au Burundi au moment des faits, mais j’ai tout fait pour mobiliser les coopérants, dire ce qui se passait notamment à travers le journal La Croix allant jusqu’à parler, le premier, de génocide dans mes propos. Franchement, j’ai été scandalisé. Cette affaire nous vient du Nord, et sera malheureusement reprise par les Burundais. {Le nom même de Jean-Pierre Chrétien est connoté : on vous reproche, entre autres, « vos publications circonstanciées en fonction du pouvoir en place ». La preuve ? Il aura fallu attendre que soit en place un pouvoir « hutu » pour voir paraître votre ouvrage sur 1972…} D’abord, je n’ai pas attendu 2007 pour écrire sur 1972. C’est vrai qu’en 1972, j’ai écrit sous pseudonyme. Je ne voulais pas compromettre des amis car l’heure était grave. Mais une étude scientifique sur 1972 n’était pas possible à ce moment-là. Pour l’ouvrage que vous évoquez, les enquêtes ont été faites entre 1998 et 2002. Et les gens que j’ai interrogés ont parlé : ils ne l’auraient pas fait avant ! C’est simple. Je ne pouvais pas écrire un livre en le sortant de ma tête, voyons ! D’autre part, les archives s’ouvrent de façon progressive. Il y avait un délai de 30 ans pour l’ouverture des archives. En 2000, j’ai fait ouvrir des dossiers aux archives diplomatiques belges : avant, ils étaient fermés. En France, il y avait les papiers Foccart, l’ancien Secrétaire des Affaires africaines et malgaches à l’Élysée, qui se sont ouverts récemment et avec toutes sortes de limites… De 1972 à 1976, je ne pouvais plus revenir dans ce Burundi de Micombero. C’était clair. Je n’écris pas pour faire plaisir : j’écris quand c’est possible. Et il n’y a rien de machiavélique là-dedans. {Pour revenir à la perception des époques de l’histoire du Burundi, il y a une forme d’idéalisation du passé assez poussée, l’époque de nos « ancêtres » où tout était lait et miel…} C’est le problème de la relation entre l’histoire et la mémoire. La première consiste à prendre des sources et à faire le point par une méthode dans une perspective chronologique, alors que la mémoire est l’impression qu’on est en connivence directe avec le passé… Abandonnons cette réflexion qui est assez claire. Il y a une autre façon de prendre les choses. C’est un collègue historien qui travaille sur l’Antiquité, François Hartog, qui en appelle aux régimes d’historicité : c’est-à-dire que les sociétés ne vivent pas toutes, toujours, selon un même rapport avec l’histoire. Que les sociétés anciennes vivaient avec un rapport de révérence avec le passé : « Le passé nous apprenait à vivre… » {Et ce n’est pas propre aux cultures africaines… } Pas du tout ! Le deuxième régime, c’est celui du changement : on se projette du passé vers l’avenir. On a une vision évolutive, voire révolutionnaire, qui est liée à toute la conscience intellectuelle du 18ème siècle en Europe. L’Afrique a partagé cette manière de voir les choses à partir des années 1950. La lutte nécessaire contre la domination étrangère et la colonisation participent à ce régime. Alors, le problème actuel, c’est que face à différentes impasses actuelles, économiques, environnementales, etc., les espoirs, qui continuent, sont tellement déçus. Et puis l’information va tellement vite au jour le jour que, dit Hartog, on entre dans un régime du présentisme. Tout est au présent, la gestion du passé et du futur se faisant par rapport aux soubresauts du présent (un jour Fukushima, un autre la Lybe) et tout est mélangé. Si je le dis, c’est que je réfléchis par rapport au Rwanda où l’on interdit d’enseigner le passé comme si le rapport avec le présent n’était pas automatique… Et je pense que le présentisme post-génocide n’est pas si profitable que cela. Mais enfin, au Burundi, ce qui est positif, on n’en est pas à ce stade là. Il y a une soif évidente d’histoire, tout le monde se veut historien et en même temps la distance nécessaire dans l’analyse des mémoires n’est pas toujours au rendez-vous. {Prévoyez-vous écrire sur 1993 ?} Pour le moment, ce n’est pas prévu. J’ai 73 ans, je suis un peu fatigué, l’actualité est fatigante, on vous y met, on vous étiquette. Je ne peux par exemple vous parler de l’actualité immédiate, non, car je la connais très mal. Je sais qu’il y a eu des élections, et qu’elles sont contestées. Mais guère plus. Je suis fatigué, on a mangé mon temps avec le Rwanda et les médias du génocide. Au Burundi, je suis plus confiant, j’ai une ancienne étudiante qui suit l’actualité du pays. D’ailleurs, sur 1993, j’ai co-publié avec Melchior Mukuri un dossier sur La Fracture identitaire (Paris, Karthala, 2002). {Si vous étiez un étudiant burundais en histoire, qu’est-ce qui vous intéresserait en 2012 ?} De l’archéologie, car tout est à faire de ce côté-là ; je me réjouirais que les archives s’ouvrent, qu’il y ait encore des témoins ; pour l’histoire plus récente, il reste de grandes enquêtes à mener sur les grandes crises (1965, 1972, 1993). J’ai par exemple vu les archives belges et françaises sur 1972…, mais celles de la CIA, du KGB, à Pékin aussi ? Personne ne sait ce qu’on pourrait y trouver. Un jour, j’ai rencontré un ami de Gorbatchev qui m’a dit : « Sur 1972 il y a des choses à découvrir ! » ________ { Rectificatif (par Jean-Pierre Chrétien) La transcription d’une interview peut involontairement révéler des surprises. Il me paraît nécessaire de rectifier deux passages dans l’article tiré de [l’entretien que j’avais eu avec Roland Rugero en juin 2011 ->www.iwacu-burundi.org/spip.php?article1566] et qui a été publié dans le [premier numéro du Magazine Iwacu->http://www.iwacu-burundi.org/images/Magazine_iwacu/Contents/Resources/index.html]. – Les Massaï, de langue nilotique, sont un des peuples de l’Afrique orientale concernés par l’idéologie hamitique, mais n’ont rien à voir avec les « Peuls », une population de culture ouest-africaine. – Le voisinage du Rwanda a favorisé une évolution beaucoup plus grave qu’une simple « radicalisation » des rapports entre Hutu et Tutsi au Burundi : j’avais parlé de la racialisation de ces rapports dans la vie politique burundaise, qui avait conduit aux catastrophes de 1965 et de 1972, en nourrissant dans cet esprit « les peurs et les ambitions » de politiciens de l’époque et les violences massives qui en ont découlé. Je pense avoir rappelé alors l’ouvrage que j’ai publié avec J.-F. Dupaquier, Burundi 1972. Au bord des génocides, Karthala, 2007. }

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