Vendredi 29 mars 2024

Sécurité

Musigati, le prix de l’information

Musigati, le prix de l’information
Les quatre journalistes et leur chauffeur en attente de libération.
25/10/2019 Commentaires fermés sur Musigati, le prix de l’information

Envoyés couvrir les attaques survenues le 22 octobre 2019 dans la province de Bubanza en commune Musigati, l’équipe de reporters d’Iwacu n’aura pas le temps de faire son travail. Ils sont arrêtés par la police. Motif : la zone est dangereuse. A leur grand étonnement, ils se retrouvent au cachot.

Dossier réalisé par Abbas Mbazumutima, Rénovat Ndabashinze, Jérémie Misago et Alphonse Yikeze

8 heures, la salle de la rédaction centrale du Journal Iwacu bouillonne. C’est l’heure de la conférence de rédaction. Les journalistes sont agités, les yeux rivés sur leurs smartphones. De WhatsApp, Facebook et autres Twitter, des messages tombent à chaque minute.

Des messages audio font état d’une « attaque rebelle d’éléments venus de la Rukoko. » Ce groupe d’hommes armés est signalé à Mpanda, à Gihanga, en zone Mitakataka et dans Musigati. Les messages parlent de plusieurs dizaines d’habitants de ces localités enlevés.

Il est également question de tirs nourris à Muyange dans la commune Musigati, de poursuite de ces éléments par les Forces de l’ordre épaulés par les jeunes Imbonerakure. Il y a des gens fuyant ces combats, mais aussi d’appels au calme, que la situation est sous contrôle.

« Il y a trop de rumeurs. Il faut vérifier sur terrain», lance Léandre Sikuyavuga, directeur des rédactions. Il est approuvé par toute la rédaction. «Le sujet s’impose. Il faut des preneurs». Christine Kamikazi de la web radio, Agnès Ndirubusa du desk politique, Egide Harerimana du service anglais et Térence Mpozenzi, le photographe se portent volontaire pour se rendre sur terrain. Adolphe Masabarakiza est le chauffeur du jour. 11 heures et demie, l’équipe prend la route vers Musigati.

Arrêtés sans ménagement

A Bubanza, ils tentent une première interview avec le gouverneur, mais ils apprennent qu’il est à Bujumbura. L’équipe décide de se rendre alors à Musigati. Un attroupement d’une population visiblement désemparée tout près du chef-lieu de la commune alerte ces journalistes. Ils s’arrêtent, posent quelques questions à ces gens, prennent quelques photos… Ils ne se rendent pas compte qu’ils sont déjà encerclés par quelques jeunes. Quelques minutes après, la police débarque en trombe à moto.

L’ordre d’arrêter de prendre des photos et de faire des enregistrements est donné. Le matériel est vite confisqué. Même les téléphones sont pris. Les journalistes n’opposent aucune résistance. Mais les journalistes posent tout de même des questions. Christine Kamikazi est violemment giflée. Peut-être, pour une question de trop. Elle vacille. Sa joue gauche porte encore les stigmates de ce coup.

Le chef des opérations en province Bubanza ordonne aux journalistes de monter sur les motos par deux, plus un policier derrière. Ils se retrouvent à quatre sur chaque deux-roues. Les autres policiers prennent place dans le véhicule des reporters arrêtés.

Les deux motos slaloment pour éviter des nids de poule, clignotants allumés. Les motos klaxonnent et filent jusqu’au commissariat de police à Bubanza avec leur cargaison. Après un PV de leur matériel confisqué, ils sont jetés au cachot sans aucune autre forme de procès.

Ironique, le chef des opérations leur dira que ’’c’est pour les extirper des griffes des fauves’’. Les journalistes et leurs chauffeurs ignorent encore qu’ils passeront la nuit à même le sol au commissariat de police.

«Au deuxième jour, pas de charge retenue, pas de libération »

A l’issue de l’interrogatoire mené mercredi 23 octobre par l’OPJ au commissariat de police à Bubanza, l’avocat des journalistes d’Iwacu en garde à vue est formel. Pour Me Lambert Nsabimana, il n’y a aucun reproche contre ses clients : Christine Kamikazi, Agnès Ndirubusa, Térence Mpozenzi, Egide Harerimana et leur chauffeur Adolphe Masabarakiza.

Mais la question suivante et légitime qui brûle les lèvres est alors de savoir pourquoi ces journalistes se voient imposer d’autres heures de plus de privation de liberté.

Et là commence l’histoire de deux téléphones portables manquants : le Samsung de Christine Kamikazi et le Techno d’Egide Harerimana. Et pourtant, ils font partie du matériel confisqué par le chef des opérations dans la région de Bubanza, responsable de l’arrestation de ces journalistes à Musigati.

«Voyez-vous, vous ne pouvez pas rentrer sans vos téléphones, il faut attendre qu’on les retrouve», lance d’un air peu convaincant un des OPJ après avoir passé des heures à poser des questions sur les motifs du déplacement de ces journalistes.

Il évoquera en passant un autre motif du prolongement de leur détention : «En ce qui nous concerne, tout est fini, nous avons fait notre travail, les PV sont établis, mais nous attendons une décision venant d’en haut ». La réponse a le mérite d’être claire.

A ces mots, tout se glace, tout espoir de libération dans l’après-midi de ce mercredi s’évapore. Le directeur des rédactions partis à Bubanza pour suivre de près ce dossier dans l’espoir de rentrer avec ses journalistes baisse la tête. Il fixe le sol, respire profondément et reste pensif.

Léandre Sikuyavuga est sidéré. Il confie qu’il ne comprend pas pourquoi ses journalistes ne sont pas relaxés alors qu’aucune charge n’est retenue contre eux.

Une histoire de téléphones

Lorsque un des OPJ évoquera des « téléphones manquants », des appareils pourtant confiés au chef des opérations dans la province de Bubanza, l’équipe d’Iwacu comprendra vite que c’est un prétexte pour les transmettre à d’autres services techniquement outillés ou spécialisés dans le déverrouillage des appareils pour tracer les messages échangés, les mails, lire l’historique des appels entrants et sortants, vérifier le répertoire probablement pour savoir avec qui ces journalistes communiquent.

Des sources sur place affirment qu’un agent du SNR (Service national de renseignements) et un autre identifié comme de l’ARCT (Agence de régulation et de contrôle des télécommunications) sont dans les parages pour s’occuper de ces téléphones. Cet agent du SNR prend d’ailleurs le soin de demander aux journalistes les codes d’accès de leurs appareils. Les journalistes s’exécutent.

Depuis, l’attente se prolonge. «On ne sait pas jusque quand», rapporte l’équipe du Journal Iwacu partie ce jeudi à Bubanza pour rendre visite aux collègues incarcérés.

Au commissariat, rien ne semble bouger du côté des OPJ, qui pourtant la veille clament qu’aucune charge ne pèse contre ces journalistes.

Un jeudi d’espoirs déçus

Jeudi, au fil des heures, les craintes de passer une nuit de plus au cachot du Commissariat de police à Bubanza se précisent pour les quatre journalistes et leur chauffeur. L’avocat conseil d’Iwacu Me Lambert Nsabimana maintient que ces journalistes doivent normalement être libérés.

Des appels de quelques membres de la CNIDH (Commission nationale indépendante des droits de l’Homme) pour s’enquérir de la situation de ces journalistes réconfortent la rédaction du Journal Iwacu. Iwacu contacte officiellement la CNIDH et le CNC pour une éventuelle intervention.

Ce jeudi, une délégation du CICR fera une descente à Bubanza pour rendre visite à ces journalistes d’Iwacu incarcérés. Elle en profitera pour échanger avec quelques autorités, dont le gouverneur de la province de Bubanza.

Du côté des envoyés d’Iwacu à Bubanza, les espoirs nourris le matin font petit à petit place au désespoir, c’est l’heure de questions sans réponses : «Pourquoi cette nuit de plus pour ces quatre journalistes alors qu’aucune charge n’est retenue contre eux ? Qu’espère trouver cet agent du SNR dans les téléphones confisqués ? Qui est cette personnalité « d’en haut » qui doit donner l’ordre ou non de relaxation de ces journalistes ? Quel est le motif de l’arrestation de ces journalistes ? De qui émanait l’ordre. Que voulait-on cacher aux journalistes ? » Autant de questions sans réponse.

Jeudi, en fin de soirée, les délégués d’Iwacu comprennent, la mort dans l’âme, qu’une nuit de plus au cachot est inéluctable.

Le soleil amorce sa descente vers les montagnes vertes du Congo, il faut regagner Bujumbura à temps, éviter d’autres mauvaises surprises. L’équipe d’Iwacu repart annoncer au reste de la rédaction la triste nouvelle d’une troisième nuit au cachot pour les reporters et leur chauffeur.


>>Réactions

RSF demande la libération des journalistes d’Iwacu

Reporters sans frontières (RSF) condamne l’arrestation des quatre journalistes et de leur chauffeur et demande aux autorités burundaises de les libérer sans délai. « Ces journalistes n’ont rien fait d’autre que leur travail en allant vérifier sur place les informations qui faisaient état d’affrontements armés », commente Arnaud Froger, responsable du Bureau Afrique de RSF.

Pour lui, il s’agit d’une détention arbitraire. « Nous exhortons les autorités burundaises à les libérer sans délai, à restituer leur matériel et à ne pas les associer à des protagonistes d’une actualité dont ils n’ont été que les témoins».

Tatien Sibomana : « La liberté de la presse n’est pas respectée »

«Cet emprisonnement nous a tellement choqué. Car, les journalistes faisaient leur travail, un métier légal et reconnu par la loi à commencer par la Constitution, la loi sur la presse », réagit Tatien Sibomana, politicien. Il souligne d’ailleurs que les Burundais ont droit à l’information. « Cela montre que la liberté de la presse n’est pas respectée et garantie dans notre pays. »

M. Sibomana signale d’ailleurs que le porte-parole de la police a parlé des bandits. Et de s’interroger : « Est-ce une infraction quand un journaliste va constater les dégâts causés par les bandits ? Quelle loi ont-ils violé ? » Pour lui, cela montre qu’en 2020, le travail des journalistes ne sera pas facile.

Abdul Kassim : « Une arrestation arbitraire »

Du côté du parti UPD-Zigamibanga, son président considère que les journalistes d’Iwacu ont été victimes d’une arrestation arbitraire: «Ils étaient en règle avec la loi pour mener leur travail d’information. De surcroît, la liberté d’informer est garantie par notre Constitution.» Pour lui, la justice n’a aucune raison de maintenir ces professionnels des médias en détention.

CPJ : «La police ne devrait pas entraver le travail des journalistes »

Pour le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) les autorités burundaises devraient libérer sans condition les quatre journalistes et leur chauffeur.

«Les journalistes ont le devoir de faire le point sur les troubles et le personnel de sécurité doit protéger et faciliter ce travail, et non pas l’empêcher», a déclaré Muthoki Mumo, représentant du CPJ pour l’Afrique sub-saharienne.

Pour cette organisation de défense des droits des journalistes, la police devrait veiller à ce que la presse soit autorisée à informer de ce qui se passe à Bubanza sans ingérence.

Police : «Des enquêtes sont en cours »

Lors d’un point de presse animé ce jeudi 24 octobre le porte-parole adjoint du ministère de la sécurité publique, Moïse Nkurunziza n’a pas précisé les charges pesant sur les journalistes d’Iwacu incarcérés.

Il évoque la discrétion des enquêtes préliminaires. « Des enquêtes sont en train d’être menées et vous savez très bien que de telles enquêtes en matière préliminaire judiciaires se font discrètement. Attendons alors la fin des enquêtes. Au moment voulu, si les faits qui leur sont reprochés ne sont pas prouvés, ils seront relâchés et au cas contraire, ils seront transmis aux instances habilitées, le ministère publique et la Justice».

Human Right Watch : «Il faut libérer ces journalistes»

Dans un communiqué sorti ce mercredi 23 octobre, cette organisation se dit inquiète de la situation de la liberté de la presse prévalant au Burundi. «Les autorités devraient libérer immédiatement et sans condition les quatre journalistes et leur chauffeur arrêtés le 22 octobre 2019 à Musigati alors qu’ils étaient en reportage ».

Pour HRW, «les journalistes jouent un rôle essentiel en faisant la lumière sur les questions qui touchent à l’intérêt général et ne devraient pas être poursuivis pour le travail qu’ils accomplissent en toute légitimité», a déclaré Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch.

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