Lundi 29 avril 2024

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Opinion* | Imbroglios fonciers : À Kizingwe, l’aube se fait attendre

27/07/2021 4

Si vous cherchez à comprendre les enjeux de l’archivage et de la sécurité juridique pour la prévention et la résolution des conflits fonciers au Burundi, vous devriez prendre comme sujet d’étude le site dit « Kwa Sebatutsi » (sic) à Kizingwe, au sud de la plaine de Bujumbura. Là-bas, des transactions foncières documentées s’y succèdent depuis 88 ans ! A l’heure fatale des conflits, c’est l’authenticité des titres, certificats et contrats qui tranche en justice. Malheur à ceux qui n’ont rien de palpable et tangible ou trop peu pour défendre leurs droits. Un acquéreur de parcelle là-bas nous en parle …

Depuis plus d’une dizaine d’années, à Kizingwe, dans les confins sud de la plaine de Bujumbura où s’étendent de nouveaux quartiers résidentiels, un domaine vaste de plus de cent hectares demeure étrangement désert de toute habitation, en plein boom de construction. Pourtant, à Bujumbura, les pressions foncières sont devenues si aiguës que le Gouvernement burundais s’est lancé dans une vaste campagne de rasage des constructions « sauvages » qui champignonnent le long des voies publiques. Depuis des semaines, le Gouvernement tambourine que l’Etat reprend ses droits ! Cela ne pouvait pas plus mal tomber pour les héritiers de feu Evariste Ngaruko Sebatutsi. Lancé en 2002, leur projet d’ériger une banlieue moderne sur cette centaine d’hectares inhabités à Kizingwe, dont ils revendiquaient la propriété, est aujourd’hui à l’arrêt complet, voire définitif. Le 1er février 2019, l’arrêt RSTBA 0263 de la Cour des Terres et Autres Biens (CSTB) a déclaré que ce site appartient au domaine foncier privé de l’Etat, clôturant ainsi quinze ans de tribulations judiciaires. Et cette affaire ne lève qu’un coin du couvercle sur la bouilloire que sont déjà les conflits fonciers au Burundi. Petite rétrospective sur le dossier …

Entre 1933 et 1945, des prêts fonciers de longue durée (bail emphytéotique) consentis par l’Administration coloniale firent passer le domaine de main en main entre trois colons. En 1947, cette même Administration vendit le terrain au dernier d’entre ces colons, Pierre Theys qui, à son tour, l’aurait vendu en août 1972 à Évariste Ngaruko Sebatutsi. Près d’un demi-siècle plus tard, plus de cent vingt familles (!) se prévalent de droits acquis sur ce domaine, par achats ou dons. Dans cet incroyable fouillis, la Cour des Terres et Autres Biens (CSTB), dans son arrêt, a tranché et déclaré ce domaine comme celui de l’État burundais. Elle a aussi statué en faveur des personnes, regroupées au sein de l’Association des Acquéreurs de Parcelles à Kizingwe (APK), qui achetèrent leurs parcelles, encouragés par la caution légale que représentait à leurs yeux la présence de l’État dans les opérations de vente. Mais après quinze ans de méli-mélo judiciaire, ces acquéreurs n’ont toujours pas accès aux parcelles qu’ils ont achetées alors que de nouvelles transactions foncières s’opèrent sur le domaine et menacent leurs droits, pour la énième fois.

Un labyrinthe judiciaire

À première vue, tout semblait préserver Évariste Ngaruko Sebatutsi et sa descendance des tourments judiciaires qui sont le lot commun des propriétaires fonciers au Burundi. Le langage populaire avait titré son domaine, avant l’Administration elle-même, par cette référence toponymique sans appel : « Kwa Sebatutsi » ! Mais en droit, le lexique populaire ne fait pas foi. Sebatutsi le savait. En mai 1994, il fit donc placer tout le domaine sous la protection présumée d’un « certificat d’enregistrement » dûment délivré par la direction des Titres fonciers. La longue saga judiciaire débuta quelques mois après le décès d’Évariste Ngaruko Sebatutsi, survenu en septembre 2002, après qu’un partenariat immobilier fut conclu entre la Société Immobilière Publique (S.I.P.) et SESCO, une société privée placée sous la direction d’une descendante au premier degré du défunt. Comme dans 40% des litiges fonciers au Burundi, tout commença par une discorde familiale opposant un fils Ngaruko, Francis, aux autres membres de la fratrie et SESCO. Ce contentieux se conclut par un nouveau partage du domaine, dont une partie fut, par jugement, réservée à Francis. Puis ce fut au tour de neuf familles paysannes locales de revendiquer leurs droits sur une partie du domaine acquise, selon elles, depuis 1958 et dont elles auraient été spoliées par Sebatutsi en 1973. Tout cet enchevêtrement d’affaires connut un tournant majeur à l’occasion d’un examen de routine du droit de propriété exercé sur le domaine par la Succession Sebatutsi. Ce droit sommeillait paisiblement sur le certificat d’enregistrement délivré en 1994, sans examen approfondi connu du document sur base duquel il fut émis : un contrat de vente qui aurait été passé en août 1972 entre Pierre Theys et feu Évariste Sebatutsi. Son authenticité fut battue en brèche par une série de faits jugés contradictoires par la Cour, sinon suspects.

Et les acquéreurs de parcelle de l’APK

Une fois le droit de propriété et la bonne foi de Sebatutsi mis en cause par la Cour, celle-ci estima que l’Etat en reprenait le contrôle de droit, notamment en application du Code foncier (article 214 al.2) selon lequel « les biens fonciers vacants et sans maître » font partie du domaine privé de l’Etat. Partant, tout ce qui a pu se faire comme transaction foncière entre Sebatutsi, un de ses successeurs ou tout autre occupant quelconque sans titre dûment obtenu auprès de l’État devenait nul. Toutefois, la Cour fit deux exceptions. L’une, faite « par grâce » portant sur un hectare, a bénéficié à Francis Ngaruko pour qu’il n’ait pas à détruire une maison déjà construite sur les lieux litigieux et pour qu’il dédommage sur ce même hectare deux personnes auxquelles il avait vendu des terrains alors que le domaine était déjà en litige. L’autre exception fut faite pour les acquéreurs de parcelle, plus d’une centaine, qui avaient contracté avec la S.I.P., de bonne foi, comme reconnu par cette société elle-même. En effet, en 2004, la S.I.P. formait avec la société SESCO un binôme public-privé. Cette « association momentanée » SIP/SESCO s’était constituée pour lotir, viabiliser et mettre en vente le domaine alors encore affilié à Sebatutsi de 106 hectares, morcelé en 603 parcelles. Trois d’entre elles devaient être aménagées pour la construction d’un marché, une station d’essence ainsi qu’un « super marché » annoncé comme le futur premier mall de la capitale. Une église, une école, un dispensaire et une dizaine de cabarets n’auraient sans doute pas tardé à s’y implanter pour ériger cette banlieue en république semi-autonome, de facto. C’était assez pour appâter une bonne centaine d’acheteurs qui répondirent à l’appel de mise en vente en toute bonne foi, par le gage de légalité que représentait la S.I.P. à leurs yeux. Mais le 24 février 2009, au vu des plaintes déposées en justice, la Cour suprême ordonna la suspension des procédures d’aménagement et de mise en vente du domaine. Le 1er février 2019, soit dix ans plus tard, la Cour rendit son jugement définitif. Solennellement, elle « dit pour droit que la propriété foncière de 106 ha 69 a 62 ca sise à Kizingwe appartient à l’État du Burundi ». Elle déboutait ainsi la Succession Sebatutsi et les neuf familles paysannes. Dans ce même jugement, elle dit pour droit que « les parcelles des acquéreurs de Kizingwe regroupés au sein de l’APK leur sont acquises ». Cette même année 2019, Francis Ngaruko, agissant dans ses droits de partie au conflit et avec ses gênes de plaignant rundi increvable, porta l’affaire devant la Cour Est-africaine de Justice, où elle somnole encore.

Le futur « complexe sportif » de la F.F.B. : menace ou opportunité ?

Depuis quinze ans, les acquéreurs de parcelle à Kizingwe prennent leur mal en patience. L’arrêt de la Cour rendu en leur faveur ne leur a pas fait baisser vigilance. Et pour cause ! Au Burundi, les terres libres et habitables sont rarissimes alors que la demande foncière, elle, crève le plafond. Chaque année qui passe, l’administration est toujours un peu plus débordée que l’année précédente. Pareil déséquilibre criant et croissant entre demande et offre foncières alourdit les pressions sur l’administration, alors tentée de décongestionner par des expédients entachés d’irrégularités. Baisser la garde serait mal connaître le maquis foncier burundais. La Fédération de Football du Burundi (FFB), par la voix de son Président, a annoncé un projet de construction d’un « complexe sportif », financé par la FIFA. Dans une correspondance datée du 28 mai 2021, le Gouvernement lui a octroyé une « concession provisoire » de 25 hectares sur le site dit « kwa Sebatutsi » retourné, par jugement, dans le domaine privé de l’État. La lettre stipule explicitement que la concession doit préalablement recueillir l’avis favorable de la Commission Foncière Nationale. A priori, ce projet de complexe sportif pourrait nourrir des craintes d’expropriation chez les acquéreurs de parcelle de Kizingwe. Vu sous un autre angle, le projet a peut-être de quoi créer des opportunités et des solutions, plutôt que des conflits. En son article 213, le Code foncier du Burundi exige qu’avant d’être cédée ou concédée, toute terre du domaine privé de l’État soit bornée, cadastrée, immatriculée au plan du cadastre national et enregistrée par les services en charge des Titres fonciers. Le domaine est assez grand pour faire de la place pour le complexe sportif sans violer les droits des acquéreurs. Donc, pour à la fois appliquer le Code foncier et exécuter l’arrêt de la Cour, la construction de ce « complexe sportif » devrait requérir que soit préalablement reloti, borné, immatriculé et enregistré de manière claire et distincte, d’une part les parcelles acquises aux acquéreurs de l’APK, en exécution de l’arrêt de la Cour, d’autre part le domaine privé de l’État, où pourra être marquée et délimitée la superficie de 25 hectares concédée à la F.F.B.

En tout état de cause, les semaines et mois à venir feront davantage entendre la voix des acquéreurs de parcelle de Kizingwe. Cette banlieue doit naître avec leurs droits, par la détermination des acquéreurs, non pas par celle de leurs descendants. C’est le défi que se sont lancé les premiers, qui ont en mémoire cet adage rundi qui maudit les pères qui lèguent leurs échecs à leur descendance (« So akwanka akuraga ivyamunaniye ») ! Mais cette affaire est surtout un test du sens de justice de l’État, de l’équité qu’il doit à ceux qui ont été mis au supplice du crédit bancaire et ont ponctionné leurs fonds d’épargne pour des droits qu’ils n’exercent toujours pas, après seize ans !

Louis-Marie Nindorera est un consultant de long terme pour le Fund for Global Human Rights, qui loue ses services au Burundi, en République Démocratique du Congo et en Ouganda. En 25 ans, il a rédigé et signé plusieurs études et rapports de recherche, en particulier sur les enjeux de gouvernance foncière et la justice transitionnelle au Burundi. Blogueur à ses meilleures heures, Louis-Marie, 58 ans, est Burundais, marié et père de trois garçons.

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Forum des lecteurs d'Iwacu

4 réactions
  1. Gacece

    Entre 1933 et 1945, des prêts fonciers de longue durée (bail emphytéotique) consentis par l’Administration coloniale firent passer le domaine de main en main entre trois colons. En 1947, cette même Administration vendit le terrain au dernier d’entre ces colons, Pierre Theys qui, à son tour, l’aurait vendu en août 1972 à Évariste Ngaruko Sebatutsi.

    Le Burundi aurait dû faire comme la Tanzanie de Nyerere à la veille de l’indépendance. Ils ont nationalisés toutes les propriétés appartenant (prétendument!) aux étrangers, qui les avaient construites sur des terres qu’ils avaient usurpées pendant la colonisation. Ces colons ou autres occupant étrangers – du moins ceux qui ont décidé de demeurer sur le sol tanzanien dont entre autre les Indiens – ont bénéficié de baux de location à des loyers très bas, non transférables à leurs descendants. C’est-à-dire que si le propriétaire du bâtiment vient à mourir, ses enfants vont devoir renégocier de nouveaux baux de location même si la propriété appartenait jadis à leurs parents.

    Quand je remarque dans le texte ci-dessus que l’administration coloniale se permettait de louer ou de vendre des terres qui, logiquement, ne lui appartenaient pas, à des gens qui n’y avaient même pas droit… et qu’à l’indépendance les nouveaux dirigeants n’ont rien fait d’autre que mal gouverner… je me dis que le chemin est encore très très long. Des cas comme celui-ci ne sont que la pointe de l’iceberg.

    Ce Pierre Theys n’avaient pas le droit d’acheter cette propriété, même si à l’époque c’était légalement permis… Par conséquent, son acheteur a acheté du vide!… C’est mon opinion.

    Au lendemain de l’indépendance du Burundi, les nouvelles autorités auraient dû s’attéler à réviser et à défaire toutes les décisions qui avaient été prises par les colonisateurs et à réparer les dégâts passés et présents… Et à prévenir ceux à venir! Malheureusement, nul n’ignore ce qui s’est réellement passé. C’est peut-être cela qui avait été voulu par le scolonisateurs avant leur départ du Burundi : « f**tre un b0rdel durable!… » Excusez l’expression.

  2. Mutima utunganye

    Une catastrophe judiciaire. Je suis né dans les environs. Je crois savoir que Le general Bunyoni a grandi pas loin de Sebatutsi. Qu’une injustice notoire se déroule devant ses yeux tout en gardant le silence d’un pendu. Cela depasse mon entendement.

    • Umunyagihugu asanzwe

      Une catastrophe judiciaire??? et ce faux contrat de vente? ariko abarundi ga yemwe!!! Je me demande tout simplement comment ils ont su qu’il y avait qqchose de louche sur le titre de propriété. Vous vous imaginez, 110 ha, plus ou moins la taille de la commune de Mukaza, pour une seule personne? Vous comprenez que cela peut faire bcp de jaloux! Et n’importe qui peut se demander comment il a fait pour avoir tout ça!

  3. Jambo

    Une autre histoire du même acabit.
    L état du Burundi a chassé des centaines de famille à la place où on a construit le palais Ntare Rushatsi.
    Plus tard on a donné des parcelles tout autour aux grands du régime. Ces parcelles avaient une valeur de plus de 5 millions de fbu par ares au moment où ils ont été desherité
    Demandez alors à combien ils ont été indemnisés et vous serez stupéfait.

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