Samedi 09 novembre 2024

Histoire

Repenser la presse| Media et histoire politique (Partie 4) : 2002-2005, quand le rapport des forces tourne à l’avantage des journalistes

08/02/2023 Commentaires fermés sur Repenser la presse| Media et histoire politique (Partie 4) : 2002-2005, quand le rapport des forces tourne à l’avantage des journalistes
Repenser la presse| Media et histoire politique (Partie 4) : 2002-2005, quand le rapport des forces tourne à l’avantage des journalistes
Signature des Accords d’Arusha par le Président Pierre Buyoya

Pour son étude, Jean-François Bastin, journaliste belge à la retraite, qui a passé plusieurs années au Burundi à former des collègues tant sur le terrain que dans les amphithéâtres, distinguait en 2013, en introduction à son cours sur le traitement médiatique de l’actualité au Burundi dans le cadre du Master complémentaire de journalisme, cinq périodes dans l’évolution du traitement médiatique de l’actualité au Burundi, depuis l’avènement de la république.

A partir du 1er novembre 2001, le Burundi entre dans la transition politique, qui résulte de la signature des Accords d’Arusha le 28 août de l’année précédente. Le principe de cette transition est connu : élargissement du pouvoir à tous les signataires des Accords et alternance à la tête de l’Etat. La transition doit durer trois ans. Tous les partis signataires (G10 fait des partis d’obédience tutsi, avec le G7 fait des partis « hutus ») sont représentés au gouvernement, la présidence est assortie d’une vice-présidence et ces deux postes seront échangés à mi-parcours, donc après 18 mois de transition : Buyoya (G10) sera remplacé par Ndayizeye (G7).

Cette évolution politique spectaculaire rappelle utilement que les médias n’existent jamais « en soi », ils sont tributaires d’un contexte, ils fonctionnent dans une société donnée, ils évoluent avec elle, en rapport dialectique avec ses propres mutations. La guerre n’est pas finie, le CNDD-FDD et le FLN-Palipehutu n’ont pas signé les Accords, ils n’ont pas déposé les armes, mais les enjeux du conflit national se sont largement déplacés du terrain militaire vers le terrain politique. Il n’y a pas de raison que cette transition épargne les médias : eux aussi entrent en transition.

Celle-ci se caractérise par l’émancipation toujours plus grande des médias privés et par l’obligation pour la RTNB d’évoluer toujours davantage vers le pluralisme, de renoncer progressivement à la censure.

Le meilleur symptôme de cette évolution est le bureau réservé au ministre de la Communication dans les bâtiments de la RTNB. Jusqu’en 2002, le ministre vient chaque semaine enregistrer dans ce bureau le compte-rendu du conseil des ministres qui est diffusé intégralement le jour même dans les journaux parlés et télévisés, en kirundi et en français. En mars 2002, lors d’une réunion à la direction générale de la RTNB avec le ministre Mbonerane (FRODEBU), la décision est prise de retirer ce compte-rendu du champ de l’information. C’est un geste important qui consacre la séparation entre la communication et l’information : le Journal Parlé et le Journal Télévisé ne sont plus des tribunes gouvernementales. Il n’y a plus de confusion possible. Désormais, l’enregistrement du compte-rendu officiel du conseil des ministres sera diffusé en dehors des bulletins d’information. Ceci n’empêchera pas divers ministres de continuer à s’imposer au Journal Télévisé et d’y faire des déclarations sur des sujets relevant de leur compétence, sans aucun traitement journalistique de cette actualité : tout n’évolue pas au même rythme, certaines habitudes sont tenaces. Quant au compte-rendu du conseil des ministres, il sera purement et simplement abandonné en 2004. Et le bureau du ministre sera discrètement récupéré par la RTNB dès 2005.

Ceci dit, l’histoire n’étant jamais strictement linéaire, les choses changeront encore, plus tard, nous y reviendrons(1).

Du côté des radios privées, le cercle s’élargit encore. Les journalistes qui travaillaient pour le Studio Ijambo décident de voler de leurs propres ailes radiophoniques. Le 18 novembre 2002, ils lancent une nouvelle station : Radio Isanganiro qui prend aussitôt une place importante dans le paysage médiatique burundais. Celui-ci ne cesse de se diversifier(2).

L’âge d’or

Après 18 mois de transition, le 1er mai 2003, Pierre Buyoya cède le fauteuil présidentiel à Domitien Ndayizeye. Du point de vue médiatique, cette date est importante, davantage encore que du point de vue politique. Il y a vraiment un avant et un après 1er mai 2003. Cette succession est un signal, elle apporte la preuve que les Accords n’étaient pas un leurre, que le droit peut parfois primer sur la force. L’avènement de Ndayizeye est vécu comme une sorte de libération journalistique. Le rapport de forces entre journalistes et politiciens tourne résolument à l’avantage des premiers. Fin 2003, une dernière tentative de museler la liberté de la presse tourne court : le gouvernement suspend la diffusion de RPA et Isanganiro pour avoir diffusé une interview du porte-parole du FNL , mais il doit lever cette interdiction après cinq jours de boycott des activités gouvernementales par les autres radios privées.

2004 est une année charnière. C’est le début de l’âge d’or pour le journalisme burundais. Le pouvoir partagé, émietté, est objectivement faible. L’entrée tardive du CNDD-FDD au gouvernement et dans toutes les institutions, dont l’armée, parachève ce processus d’affaiblissement. Il n’y a plus de pouvoir suprême, on se neutralise au sommet de l’Etat. Personne n’a plus peur de personne. Le vent tourne, tout devient possible, politiquement et médiatiquement.

Des policiers et des agents de la documentation font encore de temps en temps du zèle. Ils arrêtent quelques insolents. Mais ils déclenchent aussitôt une levée de boucliers, on entend sur toutes les ondes les chansons d’Alpha Blondy et Tiken Jah Fakoly (« Mon pays va mal », « Au clair de la lune mon ami Zongo ») et le « pouvoir » doit vite céder.

Sur toutes les radios, le ton est extrêmement frondeur, sans guère de retenue. Il n’a jamais été aussi critique à l’égard des autorités. On observe une sorte de griserie journalistique. Y compris sur les antennes de la RTNB où les éditoriaux sont autant d’occasions saisies par les journalistes les plus divers pour « dénoncer » les insuffisances et les erreurs des gouvernants. Les rôles ont complètement changé depuis la première époque, les journalistes de la RTNB ne sont plus les porte-paroles ni les laudateurs mais les contempteurs du régime. Celui-ci, il est vrai, n’est plus une dictature mais une démocratie embryonnaire… Et les Tutsi, notamment de l’UPRONA, n’y sont plus dominants. Or, ils le sont toujours à la RTNB, ceci expliquant aussi cela…

On devine par ailleurs, en filigrane, une certaine rivalité entre les « dirigeants », qui le sont maintenant très peu, qui sont surtout candidats au futur pouvoir via les prochaines élections, et les journalistes qui n’ont jamais eu une telle influence sur la société, qui jouissent d’un pouvoir d’autant plus grisant qu’il est peut-être éphémère. Sociologiquement, les uns et les autres sont très proches ; politiquement, les seconds sont plus puissants que les premiers… Mais cette situation paradoxale est très conjoncturelle.

En 2005, l’âge d’or médiatique est à son apogée. En cette année électorale, qui verra la démocratie installer un nouveau pouvoir, il n’y a plus d’entraves pour les radios qui achèvent de s’émanciper. Elles traitent l’actualité en accordant de moins en moins d’importance aux activités officielles (voire aucune pour certaines de ces activités, comme des déplacements ou des événements de nature protocolaire, la RTNB faisant seule exception à cette attitude), en multipliant les reportages de terrain et les « micros-trottoirs », en donnant la parole à de nombreux citoyens, aux partis et aux organisations de la société civile. Ainsi les radios vont non seulement accompagner et même porter ces élections, mais elles vont précéder et préfigurer la démocratie politique.

Synergie des médias

Avant d’évoquer la désormais fameuse « Synergie des médias », pointons trois phénomènes marquants de cette année exceptionnelle. Ils concernent deux radios burundaises que tout opposait jusqu’ici, RPA ( Radio Publique Africaine) et Radio Nationale (RTNB), et un centre de production radio créé par l’ONUB.

RPA, dont personne ne peut contester depuis quatre ans l’esprit critique et la liberté de ton, décide de s’engager politiquement pendant les mois qui précèdent les élections. RPA continue à donner une information pluraliste, à couvrir l’activité politique des principaux partis et à organiser de larges débats, mais elle affiche clairement ses préférences pour le CNDD-FDD, par ses choix éditoriaux et une couverture privilégiée de la campagne de ce parti. C’est d’ailleurs pourquoi RPA se tiendra à l’écart de la Synergie des médias.

La Radio Nationale(3) , cette année-là, rompt complètement avec la censure. Elle traite aussi l’actualité avec le souci du pluralisme et de la maîtrise du vocabulaire journalistique. Jusqu’en 2002, on a pu entendre sur ses antennes l’expression « terroristes génocidaires » pour désigner les rebelles. Début 2003, en kirundi, le terme violent « ba bicanyi » était encore préféré à celui, plus neutre, de « roberi ». En 2004, sous ce gouvernement protéiforme, qui ne manque pas d’anciens « rebelles », plus question de ce journalisme tendancieux. La RTNB est devenue un lieu de débats fréquents, elle a même joué un rôle précurseur dans ce domaine avec l’émission Focus. Mais cette année 2005 voit la RTNB franchir un nouveau pas. Après beaucoup d’hésitations elle rejoint la Synergie des médias et accepte ainsi de se mettre au service d’une ligne rédactionnelle largement indépendante de toute pression, qu’elle soit institutionnelle, politique ou ethnique. Le plus remarquable est encore qu’elle réalisera la meilleure couverture globale des élections, quantitativement et qualitativement, au-delà même du travail commun de la Synergie.

Troisième phénomène : ce qu’on appellera par commodité Radio ONUB. Soucieux d’accompagner le processus de démocratisation dans les meilleures conditions possibles, notamment médiatiques, l’ONUB a créé une petite unité de production radiophonique qui prend de l’ampleur à l’approche des élections. L’ONUB écume les radios, privées et publiques, et engage une vingtaine de journalistes parmi les meilleurs de la place. L’ONUB n’aura jamais sa propre radio, mais cette rédaction produit dès fin 2004 une émission d’actualité politique de 60 minutes, en kirundi et en français, diffusée à des heures de grande audience sur les ondes des radios les plus écoutées. Cette émission s’impose par sa qualité journalistique, sa réactivité aux événements, sa capacité à les contextualiser, mais aussi par la pertinence de ses choix d’interviews et le soin qu’elle apporte à l’équilibre des points de vue. Grande première pour l’information quotidienne : une émission « matinale » (c’est-à-dire diffusée surtout le matin par la plupart des radios) tout-à-fait originale, collant à l’actualité, proposant notamment l’interview approfondie d’un invité chaque jour différent. Cette « Radio ONUB » ne passe pas inaperçue dans le ciel médiatique burundais, elle contribue à hausser le niveau d’exigence professionnelle quant au traitement de l’information politique.

Naissance de la synergie des médias

Reste le principal phénomène journalistique de cette année 2005 : la Synergie des médias, point d’orgue de cet âge d’or évoqué plus haut. Elle se crée d’une façon presque naturelle, elle apparaît comme une sorte d’évidence à l’approche des scrutins, soit le référendum constitutionnel du 28 février puis le cycle des élections s’ouvrant par les communales du 3 juin. Aucune radio n’a les moyens de couvrir ces scrutins dans les 129 circonscriptions (communes) du pays. Or les journalistes veulent être partout, sinon dans tous les bureaux, du moins dans toutes les communes. Ils ne veulent pas manquer ce grand rendez-vous démocratique, ne serait-ce qu’en raison de l’influence politique qu’ils ont durement conquise et à laquelle ils ne sont pas près de renoncer.

Pour eux, il n’y a qu’une façon d’être à la hauteur de l’événement : unir leurs moyens, additionner leurs forces. Parmi les radios importantes, seule RPA restera à l’écart de cette alliance du premier au dernier scrutin. L’expérience du référendum où elle fait cavalier seul convainc la Radio Nationale de rejoindre la Synergie : même elle, qui dispose du personnel et des moyens les plus importants, a tout intérêt à s’unir aux autres pour couvrir les autres scrutins. Avec l’aide d’ONG et de bailleurs européens et américains, la Synergie dispose alors d’une « rédaction » (un noyau central et des dizaines d’envoyés spéciaux sur le terrain) de 123 journalistes pour rendre compte des élections successives, la veille, le jour et le lendemain du vote. A heures fixes, matin, midi et soir, cette rédaction propose un bulletin unique, diffusé simultanément sur les chaînes en synergie, soit Isanganiro, Bonesha, Renaissance, CCIB, Culture, Nderagakura, Vyizigiro et RTNB(4) . En dehors de ces bulletins, chaque station est libre de son programme.

L’effet de ce travail en commun est spectaculaire, surtout en ce qui concerne la transmission des résultats. En étroite collaboration avec la CENI, la Synergie diffuse les premiers chiffres dès le début du dépouillement et cette information ultra-rapide, qui se poursuivra tout au long des nuits électorales, contribuera au succès et à la légitimité de cette refondation démocratique. La Synergie va ainsi achever un cycle d’intense « politisation », au bon sens du terme, des médias burundais.

Du point de vue du traitement de l’actualité, nous sommes là en présence d’un cas de figure inédit, la couverture d’un long processus électoral dans un contexte clairement démocratique. On y reviendra en détail à la fin de cet historique, puisqu’on disposera alors, comme pour les élections elles-mêmes, d’un élément essentiel de comparaison. Désormais, d’un point de vue historique, 2005 est inséparable de 2010…
___________________
(1) Cf p.30.
(2) En 2004, Innocent Muhozi, ex Directeur général de la RTNB (1996-2003), fondera Radio Renaissance, nouvelle radio privée, à l’audience plus modeste.
(3) Nous ne parlons pas ici de la Télévision, qui renonce aussi largement à la censure et se caractérise par le même souci de pluralisme, mais dont la surface rédactionnelle est beaucoup moindre et dont le rôle sera mineur lors des élections.
(4) La Synergie des médias comprend également l’ABP, le Studio Ijambo et le Studio Tubane.

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