Vendredi 26 avril 2024

Société

Ces déshéritées qui souffrent de l’absence de loi sur la succession

21/02/2022 3
Ces déshéritées qui souffrent de l’absence de loi sur la succession
Cette femme de la colline Rusekabuye, province Bubanza, estime qu'une loi spécifique sur la succession est le seul moyen de permettre aux femmes d'hériter équitablement que les hommes

Depuis 2004, un projet de loi sur la succession a été préparé mais n’a jamais été voté. La coutume réserve aux hommes le droit d’héritage, toutefois certaines familles s’affranchissent de cette tradition. Un expert en droit foncier parle d’un droit coutumier inégalitaire qui viole la Constitution.

Colline Rusekabuye de la commune Musigati, en province Bubanza, est une localité ‘’spéciale’’ en matière de succession. Les parents n’attendent pas d’être à l’agonie ou d’entrer dans le troisième âge pour prononcer leur dernier souhait quant au sort de leur patrimoine. Dès que les enfants atteignent l’âge adulte, le père leur partage déjà ses propriétés.
Un chef de famille de 64 ans a déjà partagé son patrimoine entre ses 11 enfants, 6 garçons et 5 filles. En plus d’une propriété foncière qu’il avait héritée de son père, il a pris soin d’acheter beaucoup d’autres terres, depuis son jeune âge.

Après le mariage de son premier fils, il décide de partager son patrimoine avec ses ayants-droits, « pour éviter les conflits qui pourraient éclater après sa mort». Malgré des propriétés assez vastes, il a « respecté la tradition », les filles ne pouvant pas hériter équitablement avec les fils. Il a ainsi partagé ses terres en 7 parts : 6 parts égales pour les 6 garçons, les 5 filles devant se partager la part restante. « C’est la tradition. Et aucun enfant n’est lésé. Ils vivent en harmonie », explique ce sexagénaire.

Didace, un jeune homme de cette colline, estime aussi qu’il ne peut pas avoir une part égale à celle de ses sœurs : « Elles vont aller se marier ailleurs. Peut-être avec des maris plus riches. Elles pourraient même avoir mieux que moi. »

Une tradition dépassée chez certains

Sur cette même colline Rusekabuye, certaines familles ignorent cette coutume pour privilégier le principe d’égalité.
Une jeune femme mariée, qui a déjà hérité, témoigne que son père a partagé ses propriétés foncières en parts égales pour les filles et les garçons. Mais pour ces derniers, il a ajouté à chacun une parcelle pour construire.

Cultivateur de palmiers, ce chef de famille a expliqué à ses enfants qu’il ne lègue pas ses biens uniquement aux garçons pour les inciter à retrousser leurs manches pour gagner leur vie. « Car notre père lui-même a acheté la plupart de ses propriétés. Il ne les a pas héritées », explique cette jeune femme. Elle confie, toutefois, que sa sœur aînée a fini par vendre son héritage par crainte que les frères dépossèdent leurs sœurs de leurs terres, à la mort de leur père. Plusieurs d’autres filles ont affirmé qu’elles vendent leurs parts pour éviter la dépossession.

Le chef de colline Rusekabuye indique que les parents de cette localité ont la tradition de partager leurs biens entre leurs enfants pour prévenir les conflits qui peuvent survenir après le décès du père. Il affirme que beaucoup de familles, une cinquantaine, l’ont déjà appelé en tant que leader communautaire pour être témoin de l’héritage. Une très bonne chose, pour lui.
Il se félicite que, sur sa colline, les conflits fonciers ont diminué grâce à cet héritage anticipé.

Une coutume contraire à la Constitution

Emery Nukuri, docteur en droit foncier, indique qu’en l’absence d’une loi, le droit coutumier et la jurisprudence peuvent s’appliquer. Malheureusement, observe ce juriste, le droit coutumier du Burundi est contraire à la Constitution et aux textes internationaux ratifiés par le Burundi, qui garantissent l’égalité et la non-discrimination. « La coutume burundaise est inégalitaire».

Pour le spécialiste en droit foncier, Emery Nukuri, la coutume burundaise est contraire à la Constitution.

La coutume offre le droit d’héritage aux garçons seulement. La fille n’a le droit qu’à une petite portion de terre appelée ‘’igiseke’’ correspondant à la part d’un seul garçon, d’après Emery Nukuri. « Peu importe le nombre de filles, qu’elles soient 10 ou 20, elles doivent partager cette portion et n’ont même pas le droit de la vendre ».

Il parle aussi de la jurisprudence en vigueur qui remonte à 1959. Cette loi dit que seules les propriétés meubles et immeubles qui se trouvent dans les centres urbains se partagent en parts égales entre les filles et les garçons. Mais, selon M. Nukuri, son application n’est pas uniforme sur tout le territoire national. Les juridictions ne l’appliquent pas de la même manière car cette jurisprudence est floue. De surcroît, elle n’est pas publiée et vulgarisée.

Pour ce professeur d’université, les juridictions ne devraient pas en principe avoir de problème lié à l’absence d’une loi claire. Ils devraient se baser sur la Constitution qui garantit la non-discrimination et l’égalité. D’après lui, le constat est que les juges ont peur d’appliquer la Constitution par rapport à la coutume.

Ce spécialiste en droit foncier assure que la loi sur la succession est nécessaire. Mais la grande préoccupation est de savoir si elle serait une loi égalitaire, observe-t-il. Si jamais elle est mise en place, explique M. Nukuri, elle devrait être « une loi sur la succession et les régimes matrimoniaux » qui montrent comment les biens familiaux doivent être gérés.

Mais ce juriste se montre peu confiant quant à l’égalité homme-femme en matière de succession à cause des pesanteurs socioculturelles. Les femmes elles-mêmes s’auto-discriminent. Elles n’osent pas réclamer le droit d’héritage, de peur d’être appelés ‘’ingare’’ (rebelles) dans la société.

Les décideurs ne veulent pas en entendre parler

Pour Alphonsine Bigirimana, experte en développement inclusif, c’est insensé et injuste que les femmes n’aient pas accès à la terre.

Elle estime que le principal défi est le manque de volonté politique : « Cela fait plusieurs années que le plaidoyer sur la mise en place de la loi sur la succession se fait, mais les décideurs n’affichent pas de volonté. »
Cette juriste-avocate avance que la coutume n’est pas une référence légale sur laquelle se baser : « La coutume diffère d’un milieu à un autre et ne peut pas être une référence dans une société moderne. La preuve en est que les juridictions sont débordées par les cas de conflits fonciers. »

Certains hauts cadres du pays ont déjà affiché publiquement le manque de volonté pour une égalité homme-femme en matière d’héritage. Le dernier cas remonte à novembre 2021. Le président de l’Assemblée nationale, Gélase Ndabirabe, lors de ses vacances parlementaires à Muramvya, a abordé la question liée à l’accès des femmes à l’héritage familial.

Le président de la chambre basse du Parlement a assuré que ce débat n’a plus lieu d’être et qu’un encadrement juridique en la matière apporterait plutôt son lot de malheurs : « Il y a quelque temps, cette question d’héritage a été beaucoup débattue par certaines femmes des milieux urbains. Mais on s’est rendu compte que ce n’étaient que des femmes intellectuelles qui en parlaient. Et leur intention était de dépraver la culture burundaise.»

Ce représentant du peuple signale que le Gouvernement et d’autres instances ont posé la question aux adultes, hommes et femmes. « Et tous ces gens ont dit non, surtout pas cela ! Ils ont dit qu’une loi sur la succession en faveur des filles et femmes occasionnerait beaucoup de problèmes», a-t-il conclu.

Ses propos font écho à ceux tenus par le défunt président Pierre Nkurunziza en province Kayanza, il y a quelques années. Il avait juré qu’il ne permettrait pas qu’une telle loi soit adoptée.

Un projet de loi mort et enterré ?

Le président de la commission de la justice et des droits de l’Homme à l’Assemblée nationale, Evariste Ndikumana, affirme que la ‘’loi portant libéralités et succession’’ a été proposée par l’Assemblée nationale, en concertation avec l’association des femmes juristes, et soumise au gouvernement depuis septembre 2004.

Pourquoi n’est-elle pas encore votée ? Il faut chercher la réponse au niveau du gouvernement, affirme le député Ndikumana. « L’assemblée nationale a fait ce qu’elle devait faire. La loi est sur la table du gouvernement».

Il estime que la loi spécifique sur la succession est nécessaire car même l’héritage chez les hommes n’est régi par aucune loi écrite. Pour lui, c’est dommage que les juridictions se basent sur la coutume pour trancher car cette dernière diffère d’une région à une autre. A défaut d’une loi spécifique sur la succession, la Constitution prime, souligne ce député.

Forum des lecteurs d'Iwacu

3 réactions
  1. Reka kuvyura umuryano mubavukano. None ivyo yotorana wibaza ko vyomurira iki? Iciza nuko yorondera ibimufasha.

  2. Nganyirande

    … »Un expert en droit foncier parle d’un droit coutumier inégalitaire qui viole la Constitution… »
    Qui viole la constitution !!! Pauvre constitution !!! Un spécialiste pourrait nous relever tous les points de la constitution non respectés pour les envoyer à nos chers honorables ainsi qu’au protecteur de la constitution ?

  3. arsène

    « A défaut d’une loi spécifique sur la succession, la Constitution prime, souligne ce député. »

    La constitution primerait même en présence d’une loi spécifique.

    « La fille n’a le droit qu’à une petite portion de terre appelée ‘’igiseke’’ correspondant à la part d’un seul garçon, d’après Emery Nukuri. »

    Ceci mérite une précision: la problématique de l’héritage foncier est plus complexe. « Igiseke » ne correspond pas forcément à la part d’un fils dans la fratrie. Si par exemple la fratrie est composée d’un frère et une sœur, ce lopin de terre dit « igiseke » ne sera pas de taille égale à celle du frère.
    Une autre subtilité est qu’il existe deux types de terre dits respectivement « itongo ry’umuryango (ou « itongo ry’uruzogi » ou encore « intongo ry’iyoko » selon les régions) et « itongo ry’umuheto ». M. Nukuri parle du premier type qui est toute terre que les fils héritent de leur père. Ce type de terre se partage entre fils à part égale et l’igiseke et une portion prêtée aux filles. Celles-ci n’ont pas le droit de la vendre.
    Itongo ry’umuheto: acquise par tout autre voie (achat, donation, appropriation, etc.), ce type de terre est partagé par toute la fratrie à part égale.

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