Lundi 29 avril 2024

Politique

Aimé-Parfait Niyonkuru : « Un juge ne peut être poursuivi ou sanctionné disciplinairement en raison de sa décision juridictionnelle »

21/08/2023 2
Aimé-Parfait Niyonkuru : « Un juge ne peut être poursuivi ou sanctionné disciplinairement en raison de sa décision juridictionnelle »

Trois juges du Tribunal de Grande Instance de Bururi (Léonard Nizigiyimana, Antoine Ngendakumana et Irène Mukeshimana) ont été arrêtés. C’était le 18 août dernier. D’après des sources à Bururi, ils seraient poursuivis d’avoir statué pour la libération provisoire de 8 « criminels », présumés auteurs des attaques à la machette dans cette province. C’est un débat sur les réseaux sociaux. Certains disent qu’un juge ne peut pas être poursuivi pour une décision prise et d’autres affirment que ce sont des citoyens comme les autres. Le juriste Aimé Parfait Niyonkuru explique.

Est-ce qu’un juge peut être poursuivi en raison de sa décision?

Supposons que ce que vous dites est vrai. C’est-à-dire que les trois juges ont été écroué pour avoir pris une décision de mise en liberté provisoire de huit inculpés.

C’est à dessein que je parle d’inculpé et non de criminels, car pour un juriste, l’on n’est criminel que quand l’on a été définitivement condamné par un tribunal compétent, à l’issue d’une procédure entourée de garanties d’un procès équitable.

Avant cette condamnation, une personne inculpée est présumée innocente et jouit des prérogatives attachées à ce statut, en ce compris la possibilité de bénéficier de la liberté provisoire. Et qui accorde cette liberté provisoire ? C’est bien le juge, si la juridiction de jugement a été saisie.

C’est le juge saisi qui apprécie, souverainement, interprétant la loi et interrogeant sa conscience, la nécessité d’accorder à un inculpé la liberté provisoire. Il n’est tenu et ne doit s’en référer à personne, le juge n’ayant pas de supérieur hiérarchique dans l’exercice de ses fonctions.

Cette mise au point faite, je réponds à votre question en affirmant sans équivoque qu’un juge ne peut être poursuivi ou sanctionné disciplinairement en raison de sa décision juridictionnelle.

Et s’il s’avère que le juge a été corrompu afin qu’il prenne une décision favorable pour un prévenu ?

Dans ce cas, le juge serait poursuivi pour une infraction prévue par la loi burundaise : la corruption. Un juge ne bénéficie pas d’immunité de poursuites pénales pour quelque infraction que ce soit.

Devant la loi pénale, il est logé à la même enseigne que le citoyen ordinaire. Lorsqu’un juge est poursuivi pour des faits de corruption en relation avec une affaire dont il est en charge ou avec une décision qu’il a prise, il n’est pas poursuivi « en raison de sa décision ».

Il est poursuivi en raison des faits infractionnels, en l’occurrence, des faits de corruption. Mais là encore, la liberté étant la règle et la détention avant jugement l’exception, même s’il est inculpé de corruption, un juge, tout comme toute autre personne, ne peut être mis en état de détention préventive que s’il existe contre lui des indices suffisants de culpabilité (condition nécessaire mais pas suffisante).

Ce qui est regrettable dans notre système d’administration de justice pénale, c’est que dans la pratique l’exception devient la règle et inversement. Les magistrats du parquet écrouent trop facilement les prévenus tandis qu’en chambres de conseil, les juges font souvent montre d’assez peu de rigueur dans l’examen de la réunion des conditions de la mise en détention préventive.

Quelles sont les conséquences de cet emprisonnement des juges ?

Figurez-vous que je ne fais pas allusion à de juges en particulier. Ni ceux de Bururi, ni ceux de Kirundo que l’affaire Christella Ndayishimiye a rendus « célèbres ». Et pour cause.

J’ignore le détail des faits. Ce ne serait pas professionnel de me prononcer, péremptoirement, sur des cas concrets à partir de bouts d’ « informations » relayées par les réseaux sociaux voire diffusées par les moyens de communication de masse.

Mais, par principe, si des juges sont emprisonnés pour avoir pris telle ou telle décision qui n’a pas plu au public ou aux autorités étatiques ayant le pouvoir de fait d’ordonner leur emprisonnement, c’est la fondation d’une justice indépendante qui est sapée. Le juge, qui n’est ni un héros, ni un martyr, intègre le risque qu’il encourt en rendant une décision qui déplait ces autorités.

Ce faisant, les juges qui ne sont pas prêts à troquer leur intégrité contre la carrière démissionnent ou quittent de quelque autre manière le corps. J’en connais bien des cas et la saignée des « justes » est une grande perte pour la Justice digne de ce nom.
Pour ceux qui se résignent à rester dans la magistrature, ils doivent faire face à un dilemme dévastateur. Dire ou appliquer le droit, au risque d’endurer les abus de puissants ; ou trahir la loi et leur conscience et satisfaire la volonté des puissants.

Ces derniers seront enclins à sonder la position des autorités du pouvoir exécutif (gouverneurs de provinces, fonctionnaires du service de renseignement) ou des personnes influentes dans l’appareil du parti au pouvoir ou de demander leur avis avant de décider les « affaires sensibles ».

Par l’expression “affaires sensibles”, j’entends, les affaires dont le traitement et l’issue sont soumis aux aléas de la confrontation entre la raison d’Etat et l’Etat de droit. Selon Jean Robert Raviot (2005), «la raison d’Etat est invoquée par les gouvernants pour justifier, au nom d’objectifs qui ne sont pas rendus publics, des décisions qui dérogent à la loi».

Dans le cas spécifique du Burundi, les dossiers judiciaires contre les opposants politiques, les plaintes de violations des droits de l’homme contre les membres des forces de défense et de sécurité, du service national des renseignement, de la jeunesse affiliée au parti au pouvoir, lorsque ces violations ont été commise à l’occasion de l’exercice d’activités organisées, autorisées ou tolérées par le pouvoir telles que les fouilles perquisitions, la collecte des contributions financières aux élections, les activités de vigilance dans le cadre des rondes nocturnes de sécurité font par exemple partie de cette catégorie d’affaires.

Quid des trois juges du Tribunal de Grande Instance de Kirundo ayant siégé dans l’affaire Christella Ndayishimiye suspendus pour deux mois par ordonnance du ministre de la Justice ?

J’ai ouï dire que ces juges auraient été suspendus pour avoir fait preuve de distraction (agasamazi) dans la prise de décision dans cette affaire. Le Statut des magistrats prévoit, parmi les sanctions disciplinaires qui peuvent être prises contre un magistrat ayant commis une faute disciplinaire, « La suspension de fonction pour une durée de deux mois » (article 89, 3).

Au sens du Statut des magistrats (article 87), une faute professionnelle s’entend d’un « manquement d’un magistrat aux obligations professionnelles ». Au passage, je précise que la fausse interprétation de la loi par le juge, l’erreur la plus risible qu’un juge puisse commettre, ne constitue pas une faute disciplinaire au sens du Statut des magistrats.
Je prends bien le risque de choquer ou de décevoir de nombreux lecteurs sur ce point.

Si les trois juges de Kirundo ont été suspendus pour le seul tort d’avoir erré en droit, d’avoir pris une décision inique et ridicule qui a choqué la société et qui m’a personnellement laissé bouche bée, cette bévue ne leur valait pas une sanction disciplinaire.

Pourquoi ?

Parce qu’une fausse interprétation de la loi par le juge (et Dieu sait que le cas de Kirundo n’est qu’un arbre qui cache la forêt ou tout simplement, la partie émergée d’un iceberg), aussi grossière qu’elle puisse être ne constitue pas une faute disciplinaire comme je viens de l’expliquer.

Lorsqu’elles ne sont pas le résultat de la vénalité du juge ou de son comportement vicieux, la récurrence des décisions qui s’écartent du droit traduisent un déficit de compétence chez certains magistrats. Pour avoir participé, à maintes occasions, à la formation continue des magistrats, je suis témoin « privilégié » de ce déficit. Je suis également un témoin de l’existence de magistrats très compétents, sauf que leur voix ne compte pas plus que celle des premiers.

Il est très urgent de recruter et de promouvoir des magistrats aussi bien compétents qu’intègres. Le Burundi en regorge. Si des « imbundege », des incapables, continuent à occuper les places des « Intwari », des intègres, la Justice burundaise continuera sa descente aux « enfers ».

Je suis heureux que le président de la République est conscient de l’état de fait. Il dispose de tous les leviers constitutionnels et du soutien du peuple pour opérer les réformes qu’une justice saine nécessite.

Aimé-Parfait Niyonkuru est chercheur invité à l’Université Paris Nanterre et chercheur associé à Arnold Bergstraesser-Institut de l’Université de Freiburg.

Docteur en droit judiciaire (KU Leuven, 2016), il est également titulaire d’un Diplôme d’Etudes Approfondies (Université Libre de Bruxelles, 2007) et d’un Diplôme d’Etudes Supérieures Spécialisées en droits de l’Homme et résolution pacifique des conflits.

Il est auteur de plusieurs publications dont trois livres : Le droit d’accès au Juge au Burundi : Approche juridico-institutionnelle (Nomos, 2020), Access to Justice Beyond the State Courts : A solution to the Crisis of Justice in Burundi (Lit,2021) et Droit judiciaire burundais : Institutions judiciaires, gens et autres acteurs de (la) Justice (Lit,2022).

Forum des lecteurs d'Iwacu

2 réactions
  1. Salmigondis Brasiliensis

    Puissamment raisonné! Mais vous et l’éminent prof, parlez-vous du même cas? Il y a des virtuoses de la machette d’une part, et des tricheurs et violeurs d’autre part. Je ne suis pas très au fait de l’actu Burundaise. Eclairez ma lanterne siouplaît!

  2. Gacece

    « Un juge ne peut être poursuivi ou sanctionné disciplinairement en raison de sa décision juridictionnelle »
    Par où commencer?

    – Pour quel motif l’autorité communale ou toute instance judiciaire ont-ils décidé de se mêler d’une histoire de tricherie. Une histoire d’un vol d’examen ou de tricherie, quand bien même elle aurait eu lieu, devait rester au sein de l’école. À moins que la loi et/ou la pratique aient changé, la tricherie était jadis sanctionnée par un échec du tricheur en éducation pour le trimestre en cours. Et s’il y avait complicité avec l’enseignant, ce dernier était sanctionné par la direction de l’école ou l’instance supérieure, en l’occurrence l’inspection provinciale. Dans ce cas-ci, il n’y avait aucun lieu d’avoir recours à la justice pour sanctionner les fautifs.

    – De ce qui précède, le 1er errement de ces 3 juges a été d’accepter d’entendre une cause qui ne dépendait pas de leur compétence. En fait, il n’y avait même pas de cause.

    – Je peux comprendre qu’un (1) juge puisse se tromper dans l’interprétation de la loi. Mais là on a 3 juges qui se trompent triplement en acceptant une cause qui ne leur appartient pas, en fabriquant un délit ridicule et farfelu (« divulgation du secret professionnel »), et en accusant de ce délit une gamine qui n’a ni l’âge ni une profession requérant d’avoir de secrets « professionnels ». Calcul très rapide : 3 X 3 = 9!
    On voudra bien se rappeler que seuls des professions telles que les médecins, les psychologues, les avocats, les infirmiers, les prêtres, les journalistes, … sont tenus au « secret professionnel » parce qu’ils risquent de mettre en danger leurs clients en dévoilant leurs secrets.

    Question : Si un juge ne peut être sanctionné en raison de sa décision « juridictionnelle », pouvons-nous être d’accord qu’il peut être sanctionné lorsqu’il se mêle de ce qui ne le regarde pas et qu’en plus il conspire avec d’autres juges ou d’autres personnes pour soustraire un présumé criminel à la justice?

    En y repensant,… se pourrait-il qu’il s’agisse de 2 causes distinctes (tricherie et harcèlement sexuel) qu’il aurait fallu traiter séparément? CHICHE!

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