Vendredi 26 avril 2024

#JeSuisIWACU

Le calvaire des journalistes d’Iwacu

JOUR 13

03/11/2019 Commentaires fermés sur Le calvaire des journalistes d’Iwacu : JOUR 13
#JeSuisIWACU

Par Abbas Mbazumutima

 

Depuis l’incarcération des 4 reporters du Groupe de Presse Iwacu et de leur chauffeur qui en sont à leur 13ème triste journée, j’ai un sommeil perturbé. Il m’arrive parfois même des cauchemars…

Ma vie professionnelle débute en février 1996 avec la Radio Umwizero qui prendra plus tard le nom de Bonesha FM. Hier comme aujourd’hui, j’ai l’impression de n’avoir jamais eu de répit . Je me souviens, à peine un reportage signé, ’’Abbas Mbazumutima depuis Musigati’’ ou Kibago terminé, il faut penser au journal du lendemain. Chercher le meilleur « angle », l’autre son de cloche. « L’équilibre » de l’information, le crédo d’un bon journaliste, car la vérité est difficile, plurielle.

En ces années- là, alors que la rébellion est de plus en plus active, avec un gouvernementsouvent dans le déni, il faut « jongler » avec les menaces, les non-dits et autres déclarations « va-t-en-guerre. »
Il faut donner la parole à tout le monde, poser des questions à toutes les parties concernées. Faire avancer le débat. L’exercice est compliqué.

Mais à cette époque des journalistes courageux, « iconoclastes », font bouger les lignes. Un souvenir, presque drôle. Un jour, Christophe Nkurunziza correspondant de la BBC, pose au président Buyoya une question sur son ethnie. A cette époque, il se dit beaucoup de choses à Bujumbura…

Dans la salle de conférence de l’hôtel Novotel soudain silencieuse, le chef de l’Etat reste un moment pensif. Une ’’éternité’’. Ses conseillers, furieux, fusillent du regard le journaliste qui ose poser une telle question au major-président…

«Ah ! M. le journaliste, vous voulez savoir mon ethnie ? Je suis Tutsi, mais s’il advenait que je sois Hutu je n’en rougirais point. Fin de la conférence de presse ! ». Il sort alors, ignorant totalement le protocole.

Autre anecdote, un jour je demande à Pierre Buyoya une question qui sidère encore son entourage. Dans la dans la capitale, il se dit qu’il s’apprêterait à faire un autre coup d’Etat cette fois-ci contre Domitien Ndayizeye : «Le faire comme je l’ai fait, une fois, et une deuxième fois, puis vouloir le rééditer une troisième fois, il faut être fou ou idiot, ou les deux à la fois, fou et idiot».

La prison pour une interview avec un chef rebelle

Sous le régime du président Buyoya, je me suis retrouvé incarcéré comme mes 4 confrères aujourd’hui.
Jeudi 15 mars 2001, des affrontements font rage autour de la capitale, certains quartiers périphériques sont touchés. Un confrère, Gabriel Nikundana, vient de passer 4 jours dans les cellules de la Documentation, le Service national de renseignements.

Une interview du porte-parole de Rwasa diffusée, dérange le pouvoir. Dans son message, Anicet Ntawuhiganayo pose les conditions du Palipehutu-FNL pour que ce mouvement se mette autour de la table des négociations.

Le jingle annonçant le flash de 10 heures passe à l’antenne. Je m’apprête à entrer au studio quand deux agents de la Documentation débarquent à la radio. Je les reconnais, ce sont eux qui ont embarqué mon confrère Gabriel.

Je panique. Ils m’ordonnent de les suivre. Je leur demande de me laisser au moins présenter le flash déjà annoncé. Ils acceptent. Au studio, devant le micro, l’idée d’improviser et dire en direct que dans quelques minutes, après le flash, je vais être arrêté pour rejoindre mon confrère Gabriel Nikundana à la Documentation me traverse l’esprit. Finalement, je n’ose pas, mais j’annonce que Gabriel Nikundana est à son 4ème jour d’incarcération.

Après mon flash, à la sortie du studio, mes confrères me font une haie d’honneur improvisée. Je suis touché, je leur dis qu’il ne faut pas baisser la garde, qu’il faut rester « courageux et professionnels. » Je suis rédacteur en chef, j’en profite pour donner quelques directives et, avant d’embarquer pour le cachot, j’appelle mon épouse. J’ignore quelle sera la durée de mon séjour dans les cachots de la Documentation.

Un éternel recommencement

Ce qui arrive à mes collègues me replonge dans ce passé pas très lointain. Pour les plus jeunes, à cette époque, le pouvoir lutte avec les mouvements rebelles qui multiplient attaques et embuscades. Il ne veut pas entendre parler de ces ’’forces négatives’’. La mise en garde est limpide. «Donner le micro au mouvement de Peter Nkurunziza, ou Agathon Rwasa, c’est renforcer leur potentiel de guerre, il faut choisir son camp», a mis en garde le ministre de la Défense, Cyrille Ndayirukiye. Les journalistes sont clairement dans le collimateur du gouvernement.

Ironie du sort, le 18 avril 2001, quand un certain lieutenant Gaston Ntakarutimana tente de renverser le pouvoir, le ministre de la Défense sollicite les antennes de Bonesha pour annoncer que la situation est sous contrôle.

Aujourd’hui, je pense beaucoup à Agnès, à Christine à Egide, à Térence et à Adolphe. Et quand je les vois, je leur dis : «Tenez bon chers amis. Ne vous en voulez pas. Vous êtes coupables de faire correctement votre métier, car les bons journalistes doutent, fouillent, se méfient des déclarations officielles toutes faites. »

En se rendant à Musigati, les 4 journalistes incarcérés veulent « sentir » le terrain, avoir directement des témoignages de la population et de l’administration, etc. Bref, faire leur travail de journaliste qu’on veut leur renier. Si on y prend pas garde, ce journalisme-là incarné par nos amis dans les geôles de Bubanza est en voie d’extinction au Burundi.En tout cas menacé…

Le mardi 22 octobre, vers midi, une équipe du journal Iwacu dépêchée pour couvrir des affrontements dans la région de Bubanza est arrêtée. Christine Kamikazi, Agnès Ndirubusa, Térence Mpozenzi, Egide Harerimana et leur chauffeur Adolphe Masabarakiza voient leur matériel et leurs téléphones portables saisis. Ils passeront une première nuit au cachot, jusqu'au samedi 26 octobre. Jusqu'alors, aucune charge n'était retenue contre eux. Mais le couperet est tombé : "complicité d'atteinte à la sécurité de l'Etat". Depuis l'arrestation de notre équipe, plusieurs organisations internationales ont réclamé leur libération. Ces quatre journalistes et leur chauffeur n'ont rien fait de plus que remplir leur mission d'informer. Des lecteurs et amis d'Iwacu ont lancé une pétition, réclamant également leur libération. Suite à une décision de la Cour d'appel de Bubanza, notre chauffeur Adolphe a retrouvé sa liberté. Ces événements nous rappellent une autre période sombre d'Iwacu, celle de la disparition de Jean Bigirimana, dont vous pouvez suivre ici le déroulement du dossier, qui a, lui aussi, profondément affecté notre rédaction.