Vendredi 26 avril 2024

Société

Interview exclusive avec Fabien Segatwa :« Beaucoup de gens sont emprisonnés sans titres réguliers de détention »

06/09/2022 1
Interview exclusive avec Fabien Segatwa  :« Beaucoup de gens sont emprisonnés sans titres réguliers de détention »

Malgré la grâce présidentielle, les libérations conditionnelles accordées, la surpopulation carcérale subsiste. Quelles en sont les causes ? Quid d’autres mesures de désengorgement des prisons ? Me Fabien Segatwa, avocat près la Cour d’appel de Bujumbura, s’exprime.

Quelles sont les principales causes de la surpopulation carcérale ?

Les causes pour l’engorgement des prisons sont très nombreuses. Mais la grande cause est liée au non-respect du code de procédure pénale. Il y a également une cause qui est liée à une vieille mentalité burundaise qui veut que chaque infraction doive être suivie par un emprisonnement.
On emprisonne généralement après avoir eu les preuves. Mais le constat est qu’on emprisonne souvent pour chercher les preuves. Or, l’emprisonnement devrait être l’aboutissement d’une l’instruction où le magistrat peut constater, après instruction, qu’il y a des preuves suffisantes de culpabilité. Mais aujourd’hui, on emprisonne pour chercher les causes qui justifient l’emprisonnement.

C’est illogique…

Justement. Voilà on engorge les prisons. Et on manque le temps de pouvoir instruire d’une façon suivie. C’est pourquoi les dossiers sont nombreux.

D’aucuns disent que la problématique se situe au niveau de l’instruction pré-juridictionnelle. Qu’en dites-vous ?

Comme je l’ai déjà mentionné, la grande cause c’est le non-respect du code de procédure pénale. Au niveau de l’instruction pré-juridictionnelle, c’est-à-dire l’instruction avant le jugement, normalement celui qui est coupable d’une année au maximum ne devrait pas se retrouver en prison.
Celui qui est poursuivi pour une infraction punissable de moins de cinq ans ne devrait pas dépasser une année de détention préventive en prison.
La loi dit qu’après un quart de peine, normalement on est relâché. Ce qui veut dire qu’on ne devrait pas passer plus d’un quart de peine en détention préventive alors que même si on était condamné au maximum, on devrait être relâché parce que le temps passé en prison est considéré lorsqu’on rend un jugement de détention.

Concrètement….

Cela veut que dire lorsque quelqu’un a dépassé un quart de peine de détention préventive, il est emprisonné hors la loi. Celui qui est punissable de dix ans, il y a aussi des délais qu’il ne peut pas dépasser en détention préventive.

J’y insiste parce que la plupart des gens sont poursuivis pour des infractions qui se situent dans la fourchette de cinq ans. Ces infractions sont fréquentes. Les infractions punissables de dix ans et plus sont plutôt rares.

Tous ces prisonniers qui sont poursuivis pour des infractions punissables de cinq ans au maximum ne devraient pas passer plus d’une année en prison. Et ceux qui sont punissables de moins de deux ans ou deux ans au maximum ne devraient pas passer plus de six mois en prison.
Vous comprenez donc que si on respectait la loi, il n’y aurait pas de problèmes de désengorger les prisons.

N’y a-t-il pas aussi des problèmes au niveau des jugements ?

Absolument. Il y a des jugements qui traînent. Des juges qui refusent d’examiner souvent les demandes de mise en liberté provisoire par les détenus. Or généralement, la loi dit qu’à la première audience, le prévenu détenu peut demander sa mise en liberté provisoire avec ou sans caution.

La loi dit que même si la peine ou la détention provisoire est confirmée, le prévenu peut déposer une somme d’argent que le juge estime suffisant pour qu’il puisse bénéficier d’une liberté provisoire. Tout cela n’est pas exploré par les magistrats. Ce qui veut dire en fait que beaucoup de prisonniers sont emprisonnés sans titres réguliers de détention.

Des irrégularités par rapport aux détenus qui sont sous mandat d’arrêt….

Il y a également quelque chose qu’il faudrait explorer et qui est prévue par la loi et qui peut empêcher d’oublier certains détenus. Il y a des moments où certains détenus sont oubliés.

Pour ne pas les oublier, la loi dit qu’un prévenu qui est incarcéré sous mandat d’arrêt de 15 jours, après les 15 jours, il est présenté devant le juge pour la confirmation de la détention. La détention confirmée par le juge vaut 30 jours, et après les trente jours, on doit le présenter tous les trente jours devant le juge pour qu’il confirme sa détention. Cela ne se fait pas généralement au Burundi.

Ici au Burundi, on confirme une fois et après le mandat d’arrêt de quinze jours on amène le détenu devant le juge qui confirme pour 30 jours. Mais après cette première confirmation, il ne s’en suivra plus d’autres jusqu’à ce qu’on va fixer le dossier devant le juge. Cela peut prendre une année, deux ans. Il y en a même qui sont oubliés.

Encore une fois le non-respect de la procédure…

Si on suivait à la lettre la confirmation de la détention par le juge, il y aurait même des moments où le magistrat aurait honte de présenter le prévenu dix fois, vingt fois devant le juge sans la fin de l’instruction. Généralement ce que les magistrats proposent aux juges comme moyens de détention c’est qu’il lui faut encore du temps pour instruire le dossier.

Les juges accordent le temps pour instruire le dossier. Maintenant le magistrat qui ferait une année, deux ans, trois ans sans instruire le dossier il aurait même honte de le dire.

J’ai même un exemple où j’ai demandé une mise en liberté provisoire 10 fois et après la dixième année on a accordé la liberté provisoire. Ce qui veut dire que ce défaut-là de faire confirmer les détentions fait qu’il y ait justement trop de détenus préventifs.

Des cas atypiques aussi…

Il y en a. Je connais des gens qui sont incarcérés juste parce qu’ils ont fait un coup de téléphone. Et on a dit que le coup de téléphone était injurieux. Il y a quelqu’un qui est en détention pendant 2 ans pour un coup de téléphone injurieux. Les gens s’injurient à longueur de journée. Je comprends mal comment un coup de téléphone peut détenir quelqu’un pendant deux ans.

Les justiciables fustigent une longue procédure au niveau de la libération conditionnelle. Faites-vous la même lecture ?

Comme je l’ai déjà dit, il y a une entorse au niveau des jugements. A la première audience, on n’accorde pas assez d’attention à la demande de mise en liberté provisoire alors que la loi le prévoit. Et même si le jugement est rendu, on ne bénéficie pas du quart de peine parce que la loi dit que la détention préventive est décomptée du temps passé en prison.

Lorsque vous avez déjà fait deux ans et qu’on vous condamne à cinq ans, à ce moment-là vous avez déjà passé un quart de peine, vous devriez normalement sortir de la prison.

Qu’en est-il réellement de la procédure ?

On n’accorde pas suffisamment d’attention sur les mises en libération conditionnelle après un quart de peine. Et la procédure trop longue. Le directeur de la prison écrit au procureur. Celui-ci vérifie si c’est vrai et après il écrit au ministre. C’est ce dernier qui donne la réponse.
On devrait alléger la procédure et laisser cela aux magistrats instructeurs. Cela veut dire que le directeur devrait relever tous les détenus qui ont déjà fait les délais qui peuvent donner lieu à la libération conditionnelle et les transférer au magistrat. C’est le juge de l’exécution de peine qui devrait faire les ordonnances de mise en libération conditionnelle.

Quid des moyens ?

D’une façon récurrente, il y a aussi cette cause liée au manque des moyens. On emprisonne beaucoup mais on manque les moyens pour faire ramener le prévenu chez le magistrat instructeur.

Or, on ne comprend pas comment les magistrats instructeurs ont les moyens d’emprisonner mais ils n’ont pas les moyens d’instruire. Alors qu’en fait, instruire ça ne devrait pas prendre beaucoup de moyens parce que les magistrats peuvent se déplacer eux-mêmes vers les prisons où ils peuvent instruire les dossiers des prisonniers. Et cela donnerait une solution à ce problème récurrent de manque de moyens.

D’aucuns disent que les condamnations à la contrainte par corps contribuent à la surpopulation carcérale. Votre commentaire ?

Il y a aussi une chose qui se voit maintenant, mais qui ne se voyait pas beaucoup avant, ce sont des contraintes par corps. Aujourd’hui, il y a vraiment des abus de contraintes par corps où l’on condamne quelqu’un parce qu’il doit payer une dette, des dommages-intérêts. On le condamne à un an par tranche de 600 mille. Au temps des Belges, c’était une fortune. C’était une condamnation pour les gens qui peuvent payer, mais qui ne veulent pas payer. C’est pour les contraindre à payer.

Concrètement comment se présente la situation au Burundi ?

Aujourd’hui, les juges, presque d’une façon systématique, condamnent les gens à faire des contraintes par corps d’un an par tranche de six ans ce qui amène souvent à une contrainte par corps de 300 ans, 400 ans. C’est aberrant parce qu’il n’y a aucune personne qui fera 100 ans. Et on ne peut pas condamner quelqu’un à 100 ans pour payer une dette alors qu’il a déjà terminé sa condamnation principale.

Donc vous restez en prison éternellement pour payer une dette que vous ne pouvez même pas payer parce qu’il y a des gens qui sont condamnés à payer par exemple 100 millions. Prenez 100 millions et vous divisez cela 600, vous aurez presque pratiquement 150 ans. Et on ajoute que c’est non libératoire de payement même après avoir passé les 150 ans vous ne pourrez pas être libéré de votre dette. Vous mourez sans sortir de prison.

Avez-vous des exemples de telles condamnations ?

Il y en a beaucoup aujourd’hui. On applique une loi coloniale qui est toujours restée dans la législation burundaise. Et on l’applique sans considérer le code de procédure pénale qui dit que l’insolvable ne peut pas être condamné à des contraintes par corps ou bien quelqu’un qui propose de payer doit sortir de la prison.

Moi j’ai toujours dit que quelqu’un qui fait dix ans de prison, est-ce qu’il a encore les moyens de payer ? Il devient d’office insolvable.
Ces condamnations sont déjà supprimées en France et en Belgique où on ne condamne que des gens qui ont fraudé, qui ont pris l’argent du fisc. Et même là, le maximum de la détention est de 2 ans alors qu’aujourd’hui ici on a des condamnations de 90 ans, 100 ans, 400 ans, 500 ans. Il y a même quelqu’un qui a été condamné à 1200 ans. Mais c’est aberrant.

Et ce n’est pas anodin parce qu’il y a beaucoup de gens, au moins une centaine en prison, qui ont cette souffrance.
Des gens qui ont été condamnés pour des fautes lourdes, ayant fait le quart de peine, mais ne quittent pas la prison parce qu’ils n’ont pas payé. C’est dramatique.

Qu’en disent les juges ?

Evidemment les juges disent qu’ils n’appliquent que la loi. Mais dans mon entendement, on applique la loi suivant l’équité, le bon sens.

Qu’est-ce que vous proposez comme mesures de désengorgement des milieux carcéraux ?

Dans certains cas, la loi le dit. Pour les gens qui ont été déjà condamnés, il faut appliquer la loi, c’est-à-dire la mise en libération conditionnelle pour les gens qui ont déjà fait les délais qui sont prévus, c’est-à-dire un quart de peine.

Aujourd’hui, cette préoccupation est tenue en compte. Il y a actuellement des libérations assez fréquentes des gens qui ont déjà fait les quarts de peine par la ministre de la Justice.

Dans le traitement des dossiers des justiciables, il faut prioriser les dossiers des gens qui sont en prison par rapport aux dossiers relevant du domaine des affaires civiles.

Par ailleurs, il faut des mesures de grâce pour désengorger les prisons. Et ces dernières sont de la compétence du président de la République. Et dans ces mesures de grâce, il y a toutes ces conditions comme les libérations conditionnelles, la remise des peines.

Mais la grande mesure que je propose, c’est le respect de la loi de procédure pénale. Et cette dernière dit que la loi de procédure pénale est d’ordre public, c’est-à-dire que le magistrat devrait être contraint à respecter le code de procédure pénale.

Y a-t-il des sanctions pour un magistrat qui ne respecte la procédure ?

Il y a un article qui dit qu’un magistrat qui viole consciemment les règles de procédure pénale est passible d’une peine d’amende ou d’emprisonnement. Mais je n’ai jamais vu un magistrat qui a été déjà poursuivi parce qu’il a détenu illégalement sans confirmation de la détention préventive.
Mais petit à petit, les justiciables finiront par prendre conscience de leurs droits et commenceront à se plaindre.

Le travail d’intérêt général pourrait contribuer au désengorgement des prisons mais peine à se concrétiser. Qu’en dites-vous ?

Je n’ai pas relevé tout ce qui est irrégulier dans la loi. Pour toutes ces petites peines, on devrait normalement les remplacer par les travaux d’intérêt public. Et les gens préfèrent aller travailler que d’aller en prison.

Mais le travail d’intérêt public ne signifie pas travailler du lundi au samedi. Les concernés peuvent travailler une journée, deux journées pour l’intérêt public. Le reste, ils pourront travailler chez eux pour faire vivre leurs familles.

Mais c’est très facile. Si on accorde la liberté à ces détenus, ils peuvent contribuer dans le bouchage des nids de poule.

Il y a un grand avantage. Pourquoi l’Etat doit nourrir les gens qui peuvent se nourrir eux-mêmes ? Et après on va dire qu’on n’a pas les moyens de nourrir les prisonniers qui auraient dû être en liberté.

Si on met en avant le principe selon lequel « la liberté est la règle, la détention est l’exception », les prisons seront désengorgées.

Propos recueillis par Félix Haburiyakira

Forum des lecteurs d'Iwacu

1 réaction
  1. Burikukiye

    Ohooo ! Nos nouveaux instruits sont devenus nos nouveaux colons ! Seigneur Dieu !
    « On applique une loi coloniale qui est toujours restée dans la législation burundaise ».

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