En 1993, alors que le Burundi chavirait dans la haine et le sang, un directeur choisit de tenir tête. Il protégea au lieu de fuir, rassembla au lieu de trier. Voici l’histoire vraie de Monsieur Ntibinonoye Léonidas : l’homme qui fit barrage à la peur et tint son école debout. Et c’est aujourd’hui son anniversaire !
Par Ntahuga B. Claude
Il existe des hommes que les titres ne sauraient contenir. Monsieur Léonidas Ntibinonoye fut bien plus qu’un directeur. Dans les heures les plus sombres de notre jeunesse, il fut un mur contre le chaos, une voix calme au cœur de la tourmente, un éducateur inébranlable face à la furie.
J’avais treize ans lorsque j’ai franchi pour la première fois le portail du Lycée Pédagogique de Mukenke. Un village modeste du nord-est du Burundi, suspendu entre collines et silences. Je me souviens encore du grand portail en fer forgé, du drapeau qui flottait paresseusement, des élèves épluchant des patates douces dans un calme presque rituel. Et surtout, je me souviens de lui. Monsieur Ntibinonoye. Une stature imposante. Une autorité naturelle. Une voix qui ne tremblait pas.
Un homme de principes, jamais rigide
Dès mon arrivée, j’ai compris que j’entrais dans un monde où la discipline n’était pas une option. Le directeur me confia immédiatement une chambre, une table au réfectoire, des tâches à accomplir. Tout était réglé, presque militairement. Et pourtant… derrière cette rigueur, je découvrirais peu à peu une humanité profonde, rare, bouleversante.
Un an plus tard, de retour des vacances de Pâques, j’arborais fièrement une boucle d’oreille. Un acte adolescent, rebelle et maladroit. Dans ce lycée, c’était interdit. Au lieu de l’exclusion que je redoutais, Monsieur Ntibinonoye m’autorisa par écrit à la garder jusqu’à guérison complète. Il avait vu au-delà de la provocation. Il avait vu un enfant en construction, un besoin de reconnaissance, un désir de style peut-être, mais pas de rupture. Ce jour-là, il m’a protégé en me corrigeant avec grâce. Et je n’ai plus jamais remis de boucle.
Sa pédagogie du cœur
Monsieur Léonidas Ntibinonoye incarnait cette rare autorité où rigueur et compréhension ne s’opposaient jamais. Il savait que l’éducation ne se résume pas à punir, mais à élever. L’ancien élève Prosper Ngarukiyinka se souvient qu’il avait interdit les slows pendant les soirées dansantes. Non par rigidité morale, mais pour éviter les dérapages. Et pour que la fête ait lieu quand même, il apportait des cassettes de reggae : Bob Marley, Lucky Dube, Peter Tosh, qui nous faisaient danser autrement, librement.
Sa pédagogie, c’était cela : poser des cadres nets, mais les peupler d’intelligence et d’humanité. Il ne faisait pas respecter l’ordre pour lui-même, mais pour nous. Pour que nous apprenions à vivre ensemble, à penser avant d’agir, à écouter ce que le silence a parfois à dire. Et cette bienveillance exigeante, nous l’avons emportée bien au-delà de Mukenke.
Octobre 1993 : Tenir l’école quand le pays s’effondre
Il est des dates qui mordent la mémoire comme une brûlure ancienne. Le 21 octobre 1993, le Burundi basculait. Le président Melchior Ndadaye, élu quelques mois plus tôt dans un élan démocratique fragile, était assassiné. Le pays, déjà fissuré, se brisa net. Les radios se turent. Les machettes sortirent. Les voisins se regardèrent en ennemis. En quelques heures, la peur se répandit plus vite que la vérité.
Dans ce chaos, les écoles n’ont pas été épargnées. Là où l’on aurait dû protéger, certains ont choisi la lâcheté ou l’idéologie. À Gitega, à Muramvya, à Ruyigi, des élèves furent séparés selon leur ethnie, les Tutsis d’un côté, les Hutus de l’autre. Certains furent livrés aux miliciens, d’autres remis aux militaires revanchards. Les dortoirs devinrent des pièges. Des classes, des chambres d’exécution. Les directeurs, parfois eux-mêmes terrorisés ou complices, regardèrent ailleurs. Certains ouvrirent les portes à la haine. D’autres les laissèrent ouvertes exprès.
Mais à Mukenke, un homme a dit non. Un homme a tenu. Un homme a protégé, sans distinction de nom, d’ethnie ou d’origine. Cet homme s’appelait Monsieur Léonidas Ntibinonoye.
Créer un îlot d’humanité dans un océan de haine
Dès l’annonce des « événements », il a saisi l’ampleur du danger. Pas seulement celui des armes, mais celui, plus insidieux, de la rumeur, de la peur, de la panique qui sépare avant de tuer. Il a retiré toutes les radios des mains des élèves, ne laissant qu’un poste central dans le réfectoire. Une radio commune. Une seule voix. Pour que personne ne dise « j’ai entendu que… », ces fameux numvise qui, au Burundi, allument des incendies sur des collines entières.
Il convoqua les délégués, les préfets, les encadreurs. Il leur parla. Pas comme un chef, mais comme un gardien. Il savait que le moindre soupçon, la moindre injustice, la moindre préférence ethnique ouvrirait une faille où s’engouffrerait la peur. Il interdit les discussions à voix basse, les séparations spontanées, les murmures empoisonnés.
Et surtout, il refusa l’entrée des militaires. Même les gendarmes. Il déclara que, tant qu’il serait en poste, aucun uniforme ne franchirait le seuil de l’école. Il savait. Il savait que parfois, ce n’étaient pas les miliciens, mais ceux censés protéger qui semaient la peur et la mort.
Un refuge de fortune, un miracle d’équité
Il transforma le réfectoire en abri. Tous les élèves y dormaient : garçons, filles, petits, grands, sur des matelas tirés à même le sol. À leurs côtés, les professeurs. Sa femme. Ses enfants. Ils ne dormaient pas dans leur maison. Ils dormaient avec nous. Le directeur, qui aurait pu fuir ou se retrancher dans son bureau barricadé, dormait sur le parvis de la salle commune, au milieu de ceux qu’il avait juré de protéger.
Il montait la garde lui-même, avec d’autres professeurs. Chaque nuit, sa silhouette filiforme traversait la cour, inspectait les dortoirs vides, les cuisines, les recoins. Il allait vérifier l’eau, les portes, le silence. Il passait entre les corps endormis comme un moine veilleur dans une cathédrale blessée.
Et quand les miliciens commencèrent à encercler les collines, réclamant « les autres », il ne flancha pas. Il ne négocia pas des vies. Il ne choisit pas. Il refusa. Pour lui : « Ici, il n’y a que des élèves. Des enfants. Tous égaux. Tous miens. »
Faire face à la soif et aux cris
Lorsque les robinets se tarirent, que les tuyaux furent sectionnés comme des veines, il envoya les grands élèves et les professeurs chercher de l’eau à la source « Murupfuha » : un nom aussi sinistre que poétique, « là où jaillit l’eau ». Les miliciens les interceptèrent, machettes au poing. Ils leur demandèrent s’il y avait des Tutsis parmi eux. Odette, qui était du village, répondit que seuls des Hutus avaient été envoyés. Alors, on les força à verser l’eau sur la terre, pour qu’elle ne parvienne pas « aux autres ». Une humiliation sèche, une cruauté symbolique. Mais ils revinrent vivants. Et c’est tout ce qui comptait.
Alors le directeur demanda : « Peut-on cuisiner sans eau ? » Jacques, le cuisinier, proposa les bananes grillées et les sardines. Et nous avons mangé. Pas par plaisir. Par résistance.
Il organisa la vie : les repas, les jeux, les prières, les lectures. Il nous fit lire. Il nous fit prier pour la pluie. Et quand la pluie arriva enfin, nous avons couru sous l’averse comme des enfants fous. C’était une bénédiction, mais surtout une libération collective. Il avait tenu sa promesse : aucun de nous ne mourut sous sa garde.
Des voix qui s’en souviennent encore
Si Geneviève Kanyange devait lui adresser un message aujourd’hui, elle dirait : « Du fond du cœur, MERCI. » Ce sentiment est partagé par tous ceux qui ont eu la chance de croiser le chemin de Monsieur Ntibinonoye. Un homme qui, bien au-delà de ses fonctions officielles, a façonné des vies, transmis des valeurs et laissé un héritage impérissable au Lycée Pédagogique de Mukenke.
Anny Yvette Munezero se souvient avec émotion : « Il a été un éducateur formidable et un père pour nous tous. Sa femme, Gemma, et lui se sont particulièrement souciés de moi.
Deux actions m’ont profondément marquée : il nous a d’abord tous rassemblés dans le réfectoire, nous protégeant et veillant sur nous comme un père. C’était un homme, un vrai ! Ensuite, face aux rumeurs de représailles militaires et de massacres d’élèves hutus, il s’est fermement opposé à leur entrée, nous sauvant ainsi. Nous avons eu une chance immense d’avoir un directeur comme lui dans ces heures sombres.
Plus tard, quand le calme est revenu et que chacun rentrait chez soi, je ne savais pas comment rejoindre ma famille à Bubanza. J’étais très inquiète, loin de chez moi, sans repères locaux. Un jour, il nous a appelées, mon amie Kanyange et moi, pour nous annoncer qu’il avait trouvé un véhicule qui nous ramènerait jusqu’à Muyinga. C’était totalement inespéré ! À une époque où l’appartenance ethnique pouvait tout compromettre, voir un homme s’occuper de nous avec une telle humanité m’a profondément bouleversée. Lui et sa femme nous ont littéralement sauvé la vie. »
Joseph Karenzo, lui, garde l’image d’un homme de fer au regard perçant : « Ntibinonoye avait la rigueur des jésuites. Il imposait le respect, de l’élève jusqu’au personnel de cuisine. Il était un excellent manager, car ses directives étaient suivies à la lettre. Tout était impeccable, ordonné. J’ai été marqué par le calme et la discipline, notamment dans le réfectoire. Rien à voir avec les écoles que j’ai fréquentées par la suite. »
« Il parlait peu, mais son regard disait tout. On disait même qu’il lisait dans tes pensées. Sans hausser le ton, sans être corpulent, il imposait le respect. Il reste mon modèle, une source d’inspiration silencieuse. Il a forgé en moi le sens du devoir et du respect des autres. »
Le lieutenant-colonel Prosper Ngarukiyinka évoque un souvenir marquant : « Une nuit, une rumeur de guerre a fait fuir tous les élèves dans les buissons. Je dormais et me suis réveillé seul dans le dortoir. Dehors, j’ai croisé « Khadafi », c’est ainsi que nous l’appelions, qui, lampe à la main et accompagné de son petit chien, cherchait les élèves dans la brousse, en retrouvant quelques-uns.
Au matin, il nous a réunis dans le réfectoire, qu’il avait rebaptisé Inzu y’amahoro (Maison de la paix). Il a demandé aux élèves qui avaient fui : « Qu’est-ce qui t’a poussé à fuir ? » Tous ont répondu : « J’ai vu les autres courir, je les ai juste suivis. » Comprenant que c’étaient des rumeurs infondées, il nous a imposé une sieste obligatoire, qu’il a lui-même surveillée. Grâce à son esprit d’éducateur, il n’a pas cherché à identifier les meneurs pour les punir. Cette réaction exemplaire m’a fortement marqué. »
Geneviève Kanyange, quant à elle, souligne sa capacité à corriger sans humilier : « Il était strict, mais juste. Il avait cette manière unique de parler, de nuancer, de protéger sans jamais rabaisser. Une fois, il annonça que seuls deux élèves, dont moi, étaient dispensés de fournir un certificat médical pour ne pas manger certains aliments. Il avait compris que ce n’était pas par caprice. Cela m’avait gênée, mais il l’avait dit avec tant de tact que je m’en souviens encore. »
Gérard Rugemintwaza, ancien professeur d’histoire, résume : « Ntibinonoye incarnait l’intégrité, l’équité, la rigueur, le professionnalisme et la responsabilité. Il était un père, un repère, surtout dans cette période de barbarie nationale. Il savait diriger, anticiper, évaluer. Il rassembla tous les élèves et professeurs – Hutus, Tutsis, même des Zaïrois – dans une seule salle dès les premières heures de la crise. Sa liste de bonnes initiatives est infinie. »
Héritage vivant
Aujourd’hui encore, nous sommes nombreux à porter en nous l’empreinte de son éducation. Il nous a appris à tenir bon. À écouter. À désobéir parfois, mais toujours à résister à la peur. Il n’a pas éduqué des élèves. Il a forgé des consciences.
Personnellement, j’ai quitté Mukenke chargé d’une mémoire lumineuse, celle d’un homme juste, d’un guide silencieux qui avait su protéger, comprendre et transmettre. J’emportais aussi le poids précieux de tout ce que cet internat m’avait enseigné : la rigueur du quotidien, la solidarité qui naît dans les épreuves, l’acceptation de la pauvreté, la foi comme dernier refuge, et surtout la vie.
La vraie vie. Celle qui ne s’apprend pas dans les livres, mais dans les regards, les gestes et les silences. Celle qui sculpte la colonne vertébrale, qui forge les fondations solides sur lesquelles on bâtit, plus tard, tous les étages de son existence.
Il vit toujours, à Kigutu, dans une autre école. Mais en vérité, il habite encore en chacun de nous. Dans notre manière de parler, d’éduquer nos enfants, de faire face à l’adversité.
Monsieur Ntibinonoye,
Vous avez été plus qu’un directeur.
Vous avez été le cœur battant d’une école debout dans un pays qui tombait à genoux.
Vous avez été ce silence ferme qui protège,
Cette main invisible qui relève.
Vous nous avez appris que l’autorité, la vraie, ne s’impose pas.
Elle se gagne. Elle se transmet.
Et ce que vous nous avez transmis, nous ne l’oublierons jamais.
Vous avez été ce mur contre le chaos.
Et aujourd’hui encore, nous nous appuyons sur lui.
Dans nos classes. Dans nos choix.
Dans nos silences et nos colères justes.
Dans la façon dont nous élevons nos enfants.
Dans cette flamme que vous avez allumée et qui ne s’est jamais éteinte.
Merci.
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