Alors que de nombreux Burundais — y compris le président de la République — voient dans les exportations minières, comme celle réalisée le 7 octobre dernier, une opportunité de relance économique, l’économiste Jean Ndenzako appelle à la prudence. Selon lui, l’exportation de minerais bruts peut donner l’illusion d’une croissance rapide, mais elle ne génère pas de véritable valeur ajoutée.
Que représente, selon vous, cette récente exportation de minerais par le Burundi ?
L’exportation de matières premières brutes, comme les minerais, est souvent présentée comme une voie rapide vers la croissance économique pour les pays en développement comme le Burundi. Cependant, d’un point de vue économique, cette stratégie ne suffit pas à générer une véritable émergence économique et peut même s’avérer être un leurre, car elle ne crée pas de valeur ajoutée significative et expose le pays à des vulnérabilités structurelles.
En quoi cette stratégie d’exportation brute est-elle problématique ?
Je vais expliquer cela étape par étape, en m’appuyant sur des principes économiques classiques (comme la théorie de la malédiction des ressources ou “resource curse”) et des éléments spécifiques au contexte burundais.
Avant d’aller plus loin, que faut-il entendre exactement par “émergence économique” ?
L’émergence économique désigne un processus de transformation structurelle d’une économie, menant à une croissance soutenue, une diversification des secteurs productifs, une industrialisation, une réduction de la pauvreté et une amélioration des standards de vie.
Comment ce concept d’émergence s’applique-t-il au cas spécifique du Burundi ?
Pour le Burundi, un pays classé parmi les plus pauvres du monde (PIB par habitant autour de 250-300 USD en 2023-2024, selon les données de la Banque mondiale), cela impliquerait de passer d’une économie dominée par l’agriculture de subsistance (qui représente environ 40% du PIB et emploie 90% de la population) à une économie plus industrialisée et intégrée aux chaînes de valeur mondiales. L’exportation de minerais bruts (comme le nickel, l’or, le coltan ou les terres rares, dont le Burundi dispose de réserves potentielles) ne répond pas à ces critères, car elle reste une activité extractive basique sans transformation.
Certains estiment toutefois que ces exportations minières sont bénéfiques. Quels avantages peuvent-elles offrir, au moins à court terme ?
Sur le court terme, exporter des minerais bruts peut générer des revenus :
• Revenus en devises étrangères : Les exportations minières pourraient augmenter les réserves de change du Burundi, permettant d’importer des biens essentiels (aliments, carburants, machines). Par exemple, si les prix mondiaux des minerais montent (comme pour le nickel utilisé dans les batteries électriques), cela pourrait booster les recettes fiscales.
• Emplois directs : L’extraction crée des emplois dans les mines, bien que souvent précaires et à faible qualification (environ 10-15% des exportations burundaises proviennent déjà des minerais, mais cela reste marginal comparé au café et au thé).
• Investissements étrangers : Des compagnies minières internationales pourraient investir, apportant du capital et de la technologie.
Ces bénéfices semblent attractifs, mais ils masquent des faiblesses structurelles qui rendent cette approche illusoire pour une émergence durable.
Où se situe, selon vous, le cœur du problème ?
L’absence de création de la valeur ajoutée. Économiquement, la “valeur ajoutée” désigne l’augmentation de la valeur d’un produit à travers des processus de transformation, qui génèrent des emplois qualifiés, des innovations et des liens avec d’autres secteurs.
Pouvez-vous illustrer concrètement ce manque de valeur ajoutée ?
Exporter des minerais bruts signifie vendre un produit à l’état brut, où la majeure partie de la valeur est captée par les pays importateurs qui les raffinent et les transforment.
• Perte d’opportunités : Au Burundi, les minerais sont extraits et exportés sans traitement local. Par exemple, le coltan (utilisé dans l’électronique) est envoyé en Chine ou en Europe pour être raffiné, où la valeur ajoutée peut multiplier le prix par 10 ou plus. Le Burundi ne capture que la fraction extractive (environ 10-20% de la valeur totale de la chaîne), ce qui limite les retombées économiques.
• Faible effet multiplicateur : Contrairement à une industrie de transformation (par exemple, fondre le nickel localement pour produire des alliages), l’export brut n’entraîne pas de “liens en amont et en aval” (backward and forward linkages, selon la théorie d’Albert Hirschman). Pas de développement d’industries connexes comme la métallurgie, la chimie ou la logistique avancée, ni de transfert de compétences techniques.
• Comparaison avec d’autres pays : Des nations comme la Norvège ou le Botswana ont évité le piège en investissant les revenus miniers dans la diversification (éducation, infrastructures). À l’inverse, des pays africains comme la RD Congo (riche en minerais) restent pauvres malgré des exportations massives, car sans valeur ajoutée, les revenus fuient via les multinationales ou la corruption.
Peut-on alors parler d’un “leurre économique” ?
La théorie de la “malédiction des ressources” (développée par des économistes comme Jeffrey Sachs et Andrew Warner) explique pourquoi les pays dépendants des exportations de matières premières peinent à émerger :
• Volatilité des prix : Les minerais sont sujets à des fluctuations mondiales (par exemple, chute des prix du nickel en 2023 due à la surproduction). Pour le Burundi, déjà vulnérable aux chocs externes (climat, conflits régionaux), cela créerait des cycles boom-bust : prospérité temporaire suivie de récessions, sans base stable pour l’investissement.
• Maladie hollandaise (Dutch disease) : Les revenus miniers apprécient la monnaie locale (le franc burundais), rendant les autres secteurs (agriculture, tourisme) moins compétitifs à l’export. Résultat : une désindustrialisation prématurée et une dépendance accrue aux importations.
• Problèmes institutionnels : Sans institutions solides, les revenus miniers favorisent la corruption, les conflits (comme dans les “minerais de sang” en Afrique de l’Est) et une mauvaise allocation des ressources. Au Burundi, où la gouvernance est faible (indice de corruption élevé selon Transparency International), cela pourrait aggraver les inégalités plutôt que de financer des réformes.
• Manque de diversification : L’export brut renforce une économie mono-exportatrice. Le Burundi exporte déjà principalement des produits primaires (café, thé, minerais), ce qui le rend vulnérable. Une véritable émergence requerrait d’investir dans la transformation locale, l’éducation et l’innovation pour créer des chaînes de valeur (par exemple, produire des batteries au lithium à partir de minerais locaux, si les réserves le permettent).
En quoi ce modèle est-il particulièrement risqué pour le Burundi ?
Le Burundi dispose de réserves minérales estimées (nickel à Musongati, or artisanal), mais elles sont sous-exploitées en raison de l’instabilité politique, du manque d’infrastructures (routes, électricité) et d’un climat des affaires défavorable. Même si les exportations augmentaient (via des partenariats avec la Chine ou la Russie, comme observé récemment), cela ne créerait pas d’émergence.
Pourquoi cette stratégie reste-t-elle, malgré tout, une impasse pour le pays ?
• Échelle limitée : Les réserves ne sont pas comparables à celles de géants comme l’Australie ou la Guinée, donc les revenus resteraient modestes.
• Coûts environnementaux et sociaux : L’extraction brute dégrade l’environnement (pollution, déforestation) sans bénéfices locaux durables, aggravant la pauvreté rurale.
• Alternatives nécessaires : Pour émerger, le Burundi devrait prioriser la valeur ajoutée, comme le font le Rwanda (transformation du café) ou l’Éthiopie (industrialisation légère). Cela impliquerait des politiques de raffinage local, de formation professionnelle et d’intégration régionale (via la Communauté Est-Africaine).
En somme, la dernière exportation de minerais constitue-t-elle un simple mirage économique ?
L’exportation de minerais bruts peut offrir un mirage de croissance à court terme, mais elle ne crée pas de valeur ajoutée et constitue un leurre qui perpétue la dépendance et la vulnérabilité. Une émergence réelle pour le Burundi passerait par une stratégie de transformation industrielle, soutenue par des investissements dans le capital humain et les infrastructures, pour convertir ces ressources en richesse durable. Sans cela, le pays risque de rester piégé dans un cycle de sous-développement.
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