Jeudi 25 avril 2024

#JeSuisIWACU

Une si grande famille

JOUR 23

13/11/2019 Commentaires fermés sur Une si grande famille. JOUR 23
#JeSuisIWACU

Au 23ème jour d’incarcération de nos confrères et de leur chauffeur, Iwacu a reçu une lettre très émouvante de Marie-Soleil Frère, professeure de journalisme à l’Université Libre de Bruxelles. Marie-Soleil Frère connaît bien le Burundi où elle est venue plusieurs fois donner des formations notamment aux étudiants qui suivaient le master en journalisme.

Chers Agnès, Christine, Térence, Egide, Adolphe,

Assise dans mon bureau, à Bruxelles, je pense à vous, qui passez votre 23ème soirée au cachot. Et ce soir, je me décide à vous écrire…

Marie-Soleil Frère

Je ne vous connais pas, nous ne nous sommes jamais rencontrés, peut-être nous sommes-nous croisés il y a longtemps à la Maison de la Presse ou dans la cour d’Iwacu.
Je suis juste une petite professeure de journalisme, qui enseigne dans une université lointaine, mais ma route m’a, à de multiples reprises, depuis 2004, conduit au Burundi.
Et votre pays m’a marquée, non pas pour ses vertes collines (pourtant si belles), luisantes de feuilles de café et de thé, mais pour le courage et l’engagement de ses journalistes. A une époque où il était très rare dans l’Afrique des Grands Lacs, voire dans la majorité des pays d’Afrique, de trouver des professionnels de l’information rigoureux, soucieux du pluralisme et de la défense du droit des citoyens à l’information, les journalistes burundais m’ont vite semblé exceptionnels.

J’ai suivi l’aventure d’Iwacu depuis ses premiers pas, et j’ai admiré la manière dont, petit à petit, ce média s’est développé, de la presse écrite à la web radio et à la web télé, d’une petite rédaction de quelques membres à un groupe multimédia employant plusieurs dizaines de personnes, dévouées à leur travail, guidées par le souci d’être à la hauteur de cette tâche exigeante qu’est l’information du public.

Cette aventure s’est construite grâce à vous et à vos collègues, et vous pouvez en être fiers.
Même si aujourd’hui, c’est cette volonté d’informer les citoyens burundais à travers une démarche de terrain au plus près des faits que vous payez du prix de votre incarcération.
Votre liberté a été confisquée parce que vous avez voulu permettre au public d’Iwacu d’accéder au droit qu’il a (et qui est reconnu comme un droit fondamental de tout être humain) d’être informé de manière précise, vérifiée, recoupée.

Si je vous écris ce soir, c’est parce que je vous imagine entre les murs de vos cellules, inquiets, découragés, peut-être solitaires. Je souhaitais vous dire que vous n’êtes pas seuls, et vous rappeler au contraire que vous êtes les membres d’une grande famille. Vous avez, de par le monde et à travers l’histoire, tellement de frères, tellement de sœurs, d’ancêtres et de cousins, qui vous accompagnent en esprit.

En France, dans votre arbre généalogique, je songe à Albert Londres. En 1929, au terme d’un grand reportage dénonçant la colonisation, il rappelait : « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. » Qu’avez-vous voulu faire d’autre, si ce n’est d’amener vos enregistreurs, vos blocs-notes et appareils photographiques à Musigati, non pas pour nuire à quiconque, mais pour tenter d’apporter un peu de lumière sur des faits qui assombrissent votre pays et plongent les citoyens burundais dans l’angoisse, l’incertitude et la peur du lendemain ?

Un autre de vos aïeux est sans aucun doute Hubert Beuve-Méry. Fondateur du journal Le Monde, il proclamait que le devoir du journaliste était de « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste. » Vous avez voulu faire ce que requiert la situation de votre pays aujourd’hui : rechercher et dire la vérité, même si elle est difficile, complexe, inquiétante. Mais on ne vous en a pas laissé le temps.

Beaucoup d’autres noms me viennent à l’esprit : Albert Camus, Joseph Pulitzer, Séverine (car il a bien sûr des femmes dans vos ascendants). Aujourd’hui, vous seriez leur fierté.

En ce moment-même, vos frères et soeurs sont nombreux, disséminés sur la planète.
Certains d’entre eux rappelaient en 2008 : « La liberté de la presse n’est pas un privilège des journalistes, mais un droit des citoyens. (…) De ce droit du public à connaitre les faits et les opinions procède l’ensemble des devoirs et des droits des journalistes. Leur première obligation est à l’égard de la vérité des faits. Leur première discipline est la recherche d’informations vérifiées, sourcées et contextualisées. »(1) A nouveau, en vous rendant dans la région de Bubanza, vous n’avez rien fait d’autre que prendre au sérieux ce droit du public et votre devoir d’y répondre.

Donc, vous n’êtes pas seuls : une grande famille d’esprit vous entoure.

Savez-vous que les frères et sœurs que vous avez à travers le monde évoquent, depuis trois semaines, votre incarcération dans différentes enceintes publiques ?
A Bruxelles, le 25 octobre, lors d’une conférence au Théâtre national, devant des centaines de personnes, votre situation a été évoquée.
A Dakar, le 31 octobre, pendant ce grand rendez-vous des esprits libres que constituent les Ateliers de la Pensée, et à nouveau devant une salle bondée, on s’est inquiété pour vous.
A Ouagadougou, où se tiendront, dans une dizaine de jours les Universités africaines de la Communication, je sais déjà que vos noms seront cités.
Dans les couloirs des Nations Unies, de l’Unesco ou de la Fédération internationale des Journalistes, vous êtes présents dans les pensées de tous ceux qui sont sincèrement concernés par la liberté de la presse.

J’imagine que, là où vous êtes, cette famille d’esprit et de pensée, de conviction et d’engagement partagés ne peut être qu’un piètre réconfort, dérisoire même, alors que vous voudriez serrer vos enfants dans vos bras, partager un repas avec votre conjoint(e), boire un verre avec des amis ou tenir les mains de vos parents.

Mais malheureusement cette solidarité et ces pensées sont tout ce qu’il est possible pour nous de vous offrir pour l’instant. Puissent-elles vous aider à combattre un peu votre sentiment de solitude, d’angoisse et de découragement.

Votre grande famille se tient autour de vous.

__________
(1) Appel de la Colline, 2008 (Reporters sans Frontières et Médiapart).

Le mardi 22 octobre, vers midi, une équipe du journal Iwacu dépêchée pour couvrir des affrontements dans la région de Bubanza est arrêtée. Christine Kamikazi, Agnès Ndirubusa, Térence Mpozenzi, Egide Harerimana et leur chauffeur Adolphe Masabarakiza voient leur matériel et leurs téléphones portables saisis. Ils passeront une première nuit au cachot, jusqu'au samedi 26 octobre. Jusqu'alors, aucune charge n'était retenue contre eux. Mais le couperet est tombé : "complicité d'atteinte à la sécurité de l'Etat". Depuis l'arrestation de notre équipe, plusieurs organisations internationales ont réclamé leur libération. Ces quatre journalistes et leur chauffeur n'ont rien fait de plus que remplir leur mission d'informer. Des lecteurs et amis d'Iwacu ont lancé une pétition, réclamant également leur libération. Suite à une décision de la Cour d'appel de Bubanza, notre chauffeur Adolphe a retrouvé sa liberté. Ces événements nous rappellent une autre période sombre d'Iwacu, celle de la disparition de Jean Bigirimana, dont vous pouvez suivre ici le déroulement du dossier, qui a, lui aussi, profondément affecté notre rédaction.