Le Professeur Emile Mworoha était né à Mutana (Muruta-Kayanza), dans le fief du grand chef Baranyanka en 1940. Rien, de prime abord, n’annonçait le destin d’exception qui sera le sien par la suite. Baptisé sur le tard dans un pays pourtant traversé par la tornade de l’Esprit Saint dont s’enorgueillissaient tant les missionnaires, sa formation fut un véritable parcours de combattant, sans doute du fait que le réseau scolaire était encore embryonnaire. Après un passage obligé à l’école-chapelle de Kanywambeho où il reçut quelques rudiments de catéchisme, il entama ses études primaires à l’école de Murangara en 1949, qu’il devait poursuivre à la mission de Gatara, en affrontant chaque jour les montagnes escarpées, les crues des rivières et les aléas climatiques.
Son cycle secondaire fut aussi jonché d’imprévus et de rendez-vous manqués : L’école des moniteurs de Musenyi, le rêve brisé, en raison de son âge, d’être inscrit au Groupe Scolaire d’Astrida d’où pourtant son oncle le voyait déjà sortir comme assistant vétérinaire, le retour à Musenyi où il obtint le diplôme de moniteur, une nouvelle opportunité pour entrer à la section pédagogique du Groupe scolaire d’Astrida, mais où il ne resta qu’une semaine en septembre 1960 du fait du climat délétère qui régnait alors au Rwanda, la troisième scientifique B au Collège du Saint-Esprit de Bujumbura pour l’année scolaire 1960-1961, le passage à l’Ecole Normale nouvellement créée à Bujumbura en 1961-1962, laquelle sera transférée à Musenyi l’année suivante, pour ensuite terminer ses études dans la filière « normale » du Collège de Ngozi en 1964, voilà grosso modo les raisons qui expliquent pourquoi il accédera à l’enseignement supérieur déjà mûr et conscient de ce qui l’attendait. Toutes ces péripéties l’avaient en effet aidé à se former à cette endurance qui le caractérisa au fil du temps et qui forgea en lui cette image de baroudeur de la recherche qu’il nous a laissée.
C’est effectivement après un court intermède comme enseignant à l’école dénommée « Athénée Primaire », qu’il avait rejoint, à la rentrée de 1965, l’Ecole Normale Supérieure (ENS) nouvellement créée avec l’appui de l’Unesco, où il avait connu Jean-Pierre Chrétien, son ami de toujours. Très tôt, son métier d’historien avait pris son envol. Il avait appris à compléter ses connaissances livresques par des enquêtes orales si l’on en juge par certaines photos jaunies qui le montrent encore étudiant, littéralement accroché aux lèvres de ses vieux informateurs, surtout dans et autour des capitales royales sous le règne de Mwezi Gisabo, ce monarque auquel il a consacré énormément de publications au cours de sa carrière.
Mais il ne pouvait se contenter d’une seule période ou d’un seul territoire. Il a ratissé plus large car nous lui devons L’Histoire du Burundi des origines au XIXème siècle, publié en 1987 qu’il a coordonné. Il a embrassé d’un seul tenant toute notre sous-région avec Peuples et Rois de l’Afrique des Lacs, paru aux Nouvelles Editions Africaines en 1977. Chez lui, l’Histoire n’était pas que celle des rois. Elle était aussi celle des arts et des métiers. Ce n’est pas pour rien que le premier article de sa bibliographie, publié alors qu’il était encore sur les bancs de l’Ecole Normale Supérieure en 1966, s’intitule « L’art traditionnel au Burundi. La vannerie ».
En effet, très tôt il avait fait de la culture sa chose. Pour avoir jeté son dévolu sur la problématique du renouveau culturel du Burundi en corrélation avec le développement, sa nomination, sous la « deuxième République », au poste de ministre de la Jeunesse, des Sports et de la Culture fut perçue comme l’illustration du principe de « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut ».
Le Centre de Civilisation Burundaise et sa revue Culture et Société, Les Archives Nationales, Le Musée Vivant de Bujumbura furent mis en œuvre à l’initiative du Professeur Emile Mworoha. Son engagement en faveur de la culture fut reconnu au-delà de nos frontières et lui a même servi de tremplin pour accéder au début des années 1990, aux fonctions de Directeur Général de la Culture et de la Communication à l’Agence de Coopération Culturelle et Technique (ACCT), avant sa mutation en Organisation Internationale de la Francophonie. Sans citer de noms, nous savons que de jeunes collègues ont profité de cette position de leur aîné pour publier leurs travaux scientifiques.
Emile Mworoha percevait la culture comme la voie royale pour affaiblir, sinon d’éradiquer, la barbarie et la sauvagerie afin d’améliorer la compréhension des hommes entre eux. Pendant les heures sombres que le Burundi a traversées depuis son Indépendance, il se rangea toujours résolument du côté des Justes et s’attela à promouvoir le vivre-ensemble entre toutes les composantes de la société burundaise. Il suffit, pour s’en convaincre de revisiter cette lettre qu’il a adressée, en qualité de Secrétaire Général de la Jeunesse Révolutionnaire Rwagasore (JRR), le 15 mai 1972, au pic des tragiques événements survenus en cette année, aux autorités judiciaires, militaires et de la sureté, pour les mettre en garde contre l’instrumentalisation de la JRR à des fins de violence, en proposant plutôt de mettre ce mouvement à profit pour le retour au calme. C’était faire preuve d’un grand courage par les temps qui couraient.
Nous le retrouverons sur le terrain de la réconciliation nationale notamment comme membre de la Commission Nationale chargée d’étudier la question de l’Unité Nationale à la suite des événements de Ntega et Marangara, et plus tard comme coordonnateur du projet « Ecriture de l’Histoire du Burundi », une émanation de l’Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconcilation.
Pour toutes les actions accomplies tant à l’interne qu’à l’international, tantôt comme Professeur, membre du Gouvernement du Burundi, haut fonctionnaire de l’ACCT, tantôt comme co-Président de l’Assemblée Paritaire des Etats d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) et de la Communauté Economique Européenne (CEE), le Professeur Emile Mworoha s’est vu décerner de prestigieux Prix et Distinctions comme le Prix Georges Bruel de l’Académie des Sciences d’Outre-mer de Paris pour Peuples et rois de l’Afrique des lacs, le diplôme de Commandeur des Arts et des Lettres décerné par le Gouvernement français ou la distinction de Grand Officier de la Pléiade, octroyée par l’Association Internationale des maires francophones.
Mais s’il fait partie de la catégorie de ces hommes qui se sont dépassés, il n’était pas moins resté un homme comme le commun des mortels. Un homme social et jovial. A un interlocuteur occidental qui demandait un jour au sage malien Amadou Hampaté Bâ, « Que pourrait donc nous apporter l’Afrique » ?, il avait répondu « Le rire que vous avez perdu » ! Eh bien ! S’il y a quelqu’un qui n’avait pas perdu le rire, ce fut le Professeur Emile Mworoha. Tous ceux qui l’ont connu se remémorent encore son rire sonore et sincère, sa soif de la compagnie avec les jeunes et les moins jeunes, sa présence à tous les lieux où la solidarité l’appelait, dans la joie comme dans la détresse. Il menait une vie rangée, s’adonnant à la natation son sport favori. Mais comme dit un proverbe kirundi « quand la mort frappe à la porte, les remèdes deviennent inopérants ». C’est ainsi que le Professeur Emile Mworoha a rejoint ses ancêtres sans se plaindre, le 19 juin 2025, entouré de sa famille. Seul Dieu-Imana sera en mesure de le récompenser.
Juvénal Ngorwanubusa
Association des Professeurs retraités de l’Université du Burundi.
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