Mardi 19 mars 2024

Culture

Au coin du feu avec Jean Nzeyimana

11/07/2020 Commentaires fermés sur Au coin du feu avec Jean Nzeyimana
Au coin du feu avec Jean Nzeyimana

Dans le Burundi traditionnel, le soir, au coin du feu, la famille réunie discutait librement. Tout le monde avait droit à la parole et chacun laissait parler son cœur.
C’était l’heure des grandes et des petites histoires. Des vérités subtiles ou crues. L’occasion pour les anciens d’enseigner, l’air de rien, la sagesse ancestrale. Mais au coin du feu, les jeunes s’interrogeaient, contestaient, car tout le monde avait droit à la parole.
Désormais, toutes les semaines, Iwacu renoue avec la tradition et transmettra, sans filtre, la parole longue ou lapidaire reçue au coin du feu. Cette semaine, au coin du feu, Jean Nzeyimana.

Votre qualité principale ?

Ne pas juger les autres sur les apparences ou les on-dit. J’ai un principe que je respecte beaucoup : je tourne ma langue plusieurs fois avant d’émettre un jugement de valeur.

Votre défaut principal ?

Je pense que c’est l’indécision. Après quoi, je taille dans le vif. Des fois, il est trop tard pour agir.

La qualité que vous préférez chez les autres ?

Ce que j’attends des gens : pouvoir tenir leurs promesses.
Le défaut que vous ne supportez pas chez les autres ?
La médisance. Je « déteste » les gens qui passent leur temps à critiquer les autres. A diffamer. A calomnier.

La femme que vous admirez le plus ?

C’est ma grand-mère maternelle, Véronique Harushimana. Divorcée très jeune, veuve très tôt, elle a pu éduquer ses enfants dignement, puis elle a vécu assez longtemps pour chérir aussi ses petits et arrière-petits-enfants.

Nubile lorsque le roi Mutaga IV Mbikije est monté sur le trône, elle est décédée en 1987 sans avoir jamais donné un seul signe de malaise. Elle était toujours gaie. Ses sourires lumineux passaient par ses petits yeux devenus bleus au fil des ans. Elle riait et souriait avec le cœur.

L’homme que vous admirez le plus ?

S’il est Burundais et qu’il est encore en vie, cet homme est M. Adrien Sibomana, sans l’ombre d’un doute. Ancien Premier ministre du Gouvernement Buyoya I nommé en pleine tempête des événements dits de Ntega et Marangara à la Toussaint 1988. Il a su maintenir les ressorts essentiels de l’Etat et de la Nation jusqu’aux élections générales de mai-juin 1993.

Son tempérament modéré y est pour beaucoup. Pour le dire religieusement, le Saint-Esprit a inspiré le président Pierre Buyoya dans le choix de cet homme providentiel.

Votre plus beau souvenir ?

Le jour de ma communion solennelle en 1963. Mgr Michel Ntuyahaga oignait les jeunes communiants d’un signe de la Croix au front, puis leur donnait une tape sur la joue.

Ces gestes magiques m’ont littéralement transformé, j’eus une sensation de joie confuse, indicible, agréable, suave même. Après cela, j’étais autorisé à être servant de messe, à ma très grande satisfaction.

Votre plus triste souvenir ?

La mort inopinée de ma mère, Pélagie Ruyema, dans un camp (un hangar) de déplacés de la paroisse Bukeye. C’était dans la nuit du 22 au 23 juin 1996. Elle avait 64 ans. A son enterrement, au moment des absoutes, les larmes m’ont échappé.

Quel serait votre plus grand malheur ?

Je préfère l’ignorer. Je me recommande à Dieu pour ne pas à subir de plus grands malheurs que ceux déjà vécus comme souffrances historiques et récurrentes de notre Nation : guerres ethniques, génocides, calamités naturelles, épidémies de toutes sortes.

Le plus haut fait de l’Histoire burundaise ?

La résistance héroïque et acharnée des Barundi face à l’envahisseur allemand dès 1890. S’il avait su qui était le chancelier Bismarck contre lequel il guerroyait, le roi Mwezi IV Gisabo aurait bien fait de ranger ses arcs et autres armes blanches dont son armée de Badasigana étaient équipés. Il a fait tout ce qu’il pouvait faire, avec ses moyens rudimentaires de l’époque pour sauvegarder l’indépendance de son royaume. Ce monarque avait le courage chevillé au corps. Un général vrai. Je lui en suis reconnaissant.

La plus belle date de l’histoire burundaise ?

Le 20 septembre 1961. C’est le jour de la proclamation de la victoire de l’Uprona (Unité pour le progrès national). Les partisans de l’indépendance immédiate avaient triomphé.
Après la proclamation solennelle des résultats, le président de ce parti, André Nugu, présenta immédiatement le Prince Louis Rwagasore comme futur Premier ministre.

Après quoi, le Prince prononça le discours que vous connaissez. La nouvelle se répandit par la radio dans tout le pays. Dans les campagnes de mon Bukeye natal, on assista à des scènes de joie extatique, de l’euphorie. J’avais huit ans, pourtant je m’en souviens comme si c’était hier.

La plus terrible ?

Le 21 octobre 1993. A l’annonce de l’assassinat du Président Melchior Ndadaye, au moment où je l’appris, la terre a littéralement tremblé, le sol s’est dérobé sous mes pieds. Je pressentis que quelque chose de mauvais, de très-très mauvais allait tomber sur le pays.

Le métier que vous auriez aimé faire ?

Etre prêtre puis évêque. Je ne sais pas si ce sont des métiers, mais j’étais allé au séminaire pour cela. Je voulais être aussi journaliste, comme Tintin dont je dévorais les aventures au fur et à mesure que ses BD arrivaient dans la salle des jeux du petit séminaire de Kanyosha. Prêtre et journaliste.

Votre passe-temps préféré ?

Lire de bons romans. Ceux dont les professeurs de français du secondaire nous présentaient uniquement les extraits. J’essaie de les retrouver en édition intégrale.

Votre lieu préféré au Burundi ?

Devant la maison familiale à Bukeye, sur la sous-colline Murima. De là, on peut contempler les beaux paysages qui bordent la forêt de la Kibira sur la crête Congo-Nil au sud et à l’ouest d’une part, et le mont Banga au nord d’autre part : Rutunguru, Rusha, Nyamugari, Kigufi, Ruvuno, Muyange, Kabaganwa, Bukwavu. C’est pittoresque.

Le pays où vous aimeriez vivre ?

En dehors du Burundi, l’Allemagne.

Le voyage que vous aimeriez faire ?

Là, j’aimerais visiter la Chine, grimper sur la Grande Muraille, comprendre comment Deng Xiaoping a jeté les bases qui ont transformé la Chine populaire en deuxième puissance du monde en moins d’un demi-siècle. Le PIB par habitant est passé de 350 dollars américains en 1980 à 7.700 en 2018, multiplié par 22 donc.

Votre rêve de bonheur ?

Vivre dans un pays de cocagne, de lait et de miel. Dans un pays d’abondance relative, où le chef est aimé de son peuple, et le peuple aimé de lui. Comme en Uruguay.

Votre plat préféré ?

Du petit pois sec cuit avec du manioc doux fraîchement récolté, avec beaucoup de carottes et d’oignons, le tout assaisonné d’huile de palme non raffinée et de sauce tomate.

Votre chanson préférée ?

Burundi Bwacu, l’hymne national du Burundi, pour la profondeur des paroles, sa mélodie agréable et son rythme vivace.

Quelle radio écoutez-vous ?

Radio France Internationale(RFI)

Avez-vous une devise ?

J’en crée une tout de suite pour les besoins de la cause : « Dans la prudence et la sincérité, je servirai ».

Votre souvenir du 1er juin 1993 ?

La débâcle du candidat du parti de Rwagasore m’a attristé profondément. N’étant pas politiquement marqué cependant, je me disais que les vainqueurs allaient avoir la sagesse de gouverner pour tous, tout au moins comme leurs prédécesseurs. Le triomphalisme affiché par certains responsables du Frodebu m’inquiétait quelque peu.

Mon souci fut confirmé plus tard par des ténors de ce parti qui brisèrent la chaîne de l’Unité, lors d’un championnat interscolaire d’athlétisme qui se tenait au Stade Prince Louis Rwagasore.

Au moment de chanter l’hymne de l’Unité, ils croisèrent ostensiblement les bras derrière le dos pour ne pas devoir les balancer. Les évènements tragiques qui suivirent me confortèrent dans mon scepticisme de circonstance. Ces gens-là en ont été les acteurs originaux.

Votre surnom « Petit Jean », ça vient d’où ?

A l’institut où j’étudiais à Kinshasa, parmi les cinq Burundais, il y’avait trois Jean: Jean Huss Nyamusimba, Jean Pacifique Nduwayo alias Diable, et moi-même Jean tout court. Pour nous distinguer, les autres étudiants m’appelaient Jean- le-petit. De fil en aiguille, Jean-le-petit se transforma en Petit-Jean.

Durant votre carrière journalistique, quel a été votre plus grand regret ?

C’est de voir la liberté de la presse et d’opinion régresser fortement alors qu’elle avait fait de formidables bonds en avant entre 1980 et 2015.

Un message aux jeunes générations de journalistes ?

Persévérez dans le noble métier d’informer honnêtement le public. Face aux intempéries des pouvoirs, pliez sans rompre, mettez l’intérêt général au-dessus de tout ! Que votre loyauté envers le public soit votre loi suprême.

Votre définition de l’indépendance ?

L’indépendance d’un pays se définit par rapport à celle des autres puissances, ainsi qu’à leurs capacités d’utilité ou de nuisance à son égard. C’est une des facultés reconnue par les autres pays aux dirigeants du pays en question d’arranger comme il lui convient les affaires intérieures et extérieures, notamment la sécurité de l’Etat, le développement du territoire et de ses habitants, ainsi que les relations de voisinage.

L’indépendance totale n’existe pas, l’indépendance nationale est toujours relative. La coopération entre les Etats est indispensable pour sauvegarder l’indépendance nationale, la renforcer ou la récupérer une fois qu’on l’a perdue.

C’est pourquoi un Etat cède ’’volontairement’’ une partie de sa souveraineté pour nouer des alliances avec d’autres Etats susceptibles de voler à son secours chaque fois que son indépendance est gravement menacée de l’intérieur comme de l’extérieur. Les Etats économiquement puissants sont plus indépendants que les autres.

Dans le concert des nations, la vraie intelligence politique consiste à ne pas surestimer son niveau d’indépendance. L’égalité souveraine des Etats proclamée par l’ONU et l’UA est une pure fiction qui conforte dans leurs egos les Etats les plus faibles à tous points de vue.
La petite Belgique ne défie jamais les Etats-Unis d’Amérique. Et pourtant, elle afficherait en 2018 un PIB par habitant équivalent à celui de dix pays africains réunis parmi les vingt premiers les plus riches dont le Gabon, la Libye, l’Afrique du Sud, l’Algérie, l’Angola, le Maroc, l’Egypte et le Nigéria. Et elle ne s’en vante même pas. Bref, les Etats sont interdépendants.

Votre définition de la démocratie ?

La démocratie est un système de gouvernement fondé sur la volonté des citoyens d’être dirigés par leurs élus et les élites qu’ils désignent d’une certaine manière, en vue de réaliser leurs aspirations à la sécurité et au bonheur terrestre, matériel et spirituel. Ce qui n’est pas cela peut par exemple s’appeler « dictature » ou, au mieux, « despotisme éclairé ».

Votre définition de la justice ?

La justice non judiciaire est celle qui permet de donner à chaque personne sa chance et tous les hommes une chance égale, sans discrimination aucune, devant les opportunités offertes par la Nation.
La justice judiciaire consiste à faciliter à tous les citoyens l’accès équitable aux cours et tribunaux en cas de lésion de leurs intérêts, et de s’y défendre librement en cas d’attaque légitime ou pas.
Elle ne peut pas non plus priver la liberté aux gens sans motifs mûrement éprouvés et étayés par des actes prouvés. Les personnes sans moyens devraient être assistées financièrement par l’Etat en cas de procès coûteux.

La justice législative consiste à ne pas promulguer de lois « scélérates » qui privent les citoyens de leurs droits légitimes.

Si vous étiez ministre de la Communication et des Médias, quelles seraient vos deux premières mesures ?

Primo, je ferais approuver par le gouvernement et le parlement des mesures propres à rétablir la liberté de presse et d’expression, au moins au niveau où les avaient laissées le ministre Albert Mbonerane en 2005.
Cette initiative devrait à terme transformer les médias du gouvernement en médias d’Etat, le gouvernement gardant la latitude de déployer ses propres moyens de propagande.

Secundo, je tâcherais de mettre en œuvre une politique volontariste favorable à la viabilité économique des entreprises de presse privée.

Croyez-vous à la bonté humaine ?

Je dirais comme Jean-Jacques Rousseau que l’homme naît bon. L’homme naît bon, et il y a des tas de gens qui le restent. A titre d’exemple, je pense personnellement à certains de mes enseignants qui m’ont marqué par leur bonté : Simon Mushatsi qui m’enseigna en 1ère et 2ème années primaires et qui me communiqua le goût des études.
Je pense à Venant Nurwaha, directeur d’école à Bukeye, qui me remit en classe alors que le petit séminaire de Kanyosha m’avait laissé en plan à la veille de la rentrée scolaire 1967–1968.
Il y a également Gabriel Nahimana qui m’enseigna en 6ème et continua à me manifester son amitié jusqu’à ce jour. Il y a aussi Tharcisse Batobisoko et Gallican Nteze, qui sont de Ngozi et moi de Bukeye, sans aucun lien de parenté entre nous.

Ils m’hébergèrent à Bujumbura des années durant, alors qu’ils étaient encore étudiants et que moi j’étais élève externe à l’Athénée National de Bujumbura. La bonté humaine existe, je l’ai rencontrée.

Pensez-vous à la mort ?

Comme tout le monde, je présume. L’instinct de survie est dominant chez les êtres vivants. Cependant, je « déteste » la mort violente administrée volontairement par autrui, à cause des disputes, de la jalousie, des guerres, des bavures policières, de l’ivresse au volant, etc. La mort est un programme divin, et personne ne peut lui échapper, même pas le pape. J’y pense, puis j’oublie.

Si vous comparaissez devant Dieu, que lui direz-vous ?

S’il vous plait, Dieu Tout Puissant, arrêtez les guerres. Neutralisez à temps les fauteurs du Mal, les criminels d’Etat et les faux religieux qui commettent des forfaits en ton Nom. Par Votre Fils Jésus-Christ notre Sauveur, avec l’intercession de la Sainte-Vierge Marie, de tous les anges et les saints qui peuplent votre Cour céleste.

Propos recueillis par Rénovat Ndabashinze

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Bio-Express

Jean Nzeyimana est un journaliste à la retraite. Il est diplômé en journalisme de l’Institut des Sciences et Techniques de l’Information de Kinshasa (ISTI, actuel IFASIC) en République démocratique du Congo. Sa carrière débute en 1979 au quotidien, Le Renouveau du Burundi en qualité de secrétaire de rédaction (décembre 1979), de directeur intérimaire (1981 à 1982), puis de directeur de 2001 à 2006. Entre 1982 et 1985, il fut aussi correspondant de l’Agence France Presse (AFP) et de la revue allemande Développement et Coopération (D+C). En politique, il est chef du service de presse et d’information du Premier ministre et ministre du Plan, Adrien Sibomana(décembre 1988 à mars 1993), puis conseiller principal éphémère en charge de la Communication et des Relations publiques auprès des premiers ministres Adrien Sibomana, Sylvie Kinigi et Anatole Kanyenkiko, entre mars 1993 et octobre 1994. Il a enseigné le journalisme, à temps plein à l’Ecole de journalisme du Burundi (1982-1988), comme professeur visiteur à l’Université nationale du Rwanda (1997-1998), à l’Université Lumière de Bujumbura (2001-2004), à l’Université du Lac Tanganyika (2003 à 2007) et à l’Université du Burundi (2009-2011, 2016-2017). Actuellement, il continue de dispenser des formations à l’endroit des journalistes et communicateurs burundais, rwandais, congolais et tanzaniens pour le compte d’institutions nationales et internationales diverses.

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