Jeudi 28 mars 2024
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Vérité et réconciliation : les lieux de mémoires

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Vérité et réconciliation : les lieux de mémoires


16/01/2017
Roland Rugero et Antoine Kaburahe Images : Martina Bacigalupo, photographe indépendante

Fosses communes, évitez la récupération politique

Antoine kaburahe
Antoine kaburahe

Samedi 14 janvier, le premier vice-président s’est rendu à Mwaro dans la zone où une fosse commune a été déterrée. La récupération politique, très malsaine il faut le dire, ne fait aucun doute. On peut en effet s’interroger sur le choc, la « surprise » affichée à Mwaro. En effet, le Burundi est un petit pays et la localisation de presque tous les charniers des différents massacres est connue.

En 2012, une équipe du journal Iwacu et une photographe italienne, Martina Bacigalupo, ont fait le tour du Burundi pour inventorier les principaux charniers. Iwacu a pu réaliser un numéro spécial sur ce tour et une exposition photo.

Certes, la tâche s’est révélée titanesque, ce sont des centaines de lieux, certains connus, d’autres anonymes, mais les reporters sont rentrés au moins avec une conviction: globalement, la mémoire populaire a gardé le souvenir des lieux où les gens ont été ensevelis. Je peux moi-même donner mon propre témoignage. En octobre 1993, toute ma famille paternelle, à l’exception d’une tante, a été massacrée dans la commune Bugendana (Gitega).

Des années plus tard, des voisins m’ont dit connaître où les miens gisent. Je ne suis pas le seul. Beaucoup de Burundais connaissent ces lieux qui gardent les leurs. Ainsi, si on creuse dans le tournant de Nyambeho (Giheta), vers Mugera à un lieu précis, sur les bords de la Ruvyironza, à Kivyuka, etc., immanquablement on mettra à jour des restes humains.

Si des simples journalistes, sans beaucoup de moyens, ont pu dresser une carte (incomplète) des principaux charniers du pays, pour éviter la récupération politique comme on vient de le voir à Mwaro, ce week-end, la CVR pourrait les répertorier et y interdire les constructions. En attendant, les politiques devraient faire preuve de plus de décence envers ces lieux de mémoire…

Par Antoine Kaburahe


EDITORIAL/ ICI GISENT

(Cet éditorial a été rédigé en janvier 2012)
Par Antoine Kaburahe

« Il reste une seule ressource : se souvenir, se recueillir. Là où on ne peut rien « faire », on peut du moins ressentir »
Vladimir Jankélévitch

Antoine Kaburahe
Antoine Kaburahe

A la veille de la mise en place de la Commission Vérité et Réconciliation, votre magazine vous emmène en un voyage dans nos lieux de mémoire.

C’est un voyage difficile, douloureux que nous font découvrir Martina, Bacigalupo, photographe, et Roland Rugero, journaliste et écrivain. Ils ont sillonné tout le Burundi à la rencontre de ces lieux.

Leur duo a fixé et fait parler ces sites. Certains sont officiels, connus, honorés. D’autres sont inconnus, oubliés, « sauvages ». Mais tous chargés de douleur.

Notre histoire est jalonnée de dates qui sonnent comme des balles ou frappent comme des machettes : 1965, 1969, 1972, 1993…

Pourquoi cette quête ? Parce que nous nous devons la vérité. Parce qu’il est impossible d’oublier où les nôtres furent, tués, jetés, ensevelis sans sépulture.

Nous ne prétendons pas avoir vu et montré tous ces lieux de mémoire. Mais tout au moins, les sites visités ont tous la particularité de conserver plusieurs victimes. Pour nous il n’y a pas de « petit charnier ».

C’est donc à un véritable pèlerinage qu’Iwacu vous invite, pour cheminer vers ces lieux, guidés par l’empathie car nous tous avons souffert.

Depuis notre enfance, notre culture nous commande de savoir encaisser, de taire notre douleur : les larmes d’un « vrai » homme « coulent à l’intérieur » enseigne la sagesse ancestrale.

Mais on ne pourra pas nous réconcilier dans l’hypocrisie, sans mettre les mots sur nos maux. Connaître et reconnaître ces charniers où reposent nos parents, nos enfants, nos frères et sœurs est un premier pas dans ce travail de mémoire. Nous réconcilier en quelques sortes avec nos morts.

Dans ces pages, nous ne vous disons pas vraiment pourquoi et comment, les nôtres sont morts. Ce sera le travail de la Commission Vérité et Réconciliation, nous vous disons simplement : « Ici gisent. »


Vérité et réconciliation : les lieux de la mémoire

Le gardien de l'Inganzo (Tombeau Royal) de Mwezi Gisabo
Le gardien de l’Inganzo (Tombeau Royal) de Mwezi Gisabo

On l’attendait depuis des lustres. Finalement, la Commission Vérité et Réconciliation est annoncée pour ces premiers mois de 2012… Une année qui s’annonce donc agitée, pleines de révélations, ou, dirions-nous, jonchée de mémoires.

Iwacu, Le magazine, vous propose un carnet de voyage de Roland Rugero, journaliste, écrivain et Martina Bacigalupo, photographe. Ils nous invitent, non, ils nous embarquent littéralement dans un voyage dans le temps, vers ces lieux qu’on n’oublie pas, qu’on ne peut pas oublier car gravés dans nos mémoires.

Un voyage dans ce passé triste, sanglant, qui hante nos mémoires. Ah ! La mémoire, justement : elle est sélective, vindicative, parfois simplement commémorative. Et les Burundais rencontrés n’ont rien oublié. Ils se souviennent des scènes terribles, des images innommables, insoutenables, les massacres des leurs lors des différentes tragédies qui frappé le Burundi.

Le récit est une alchimie de mots et d’images : la plume et l’objectif pour faire parler ces « lieux de la mémoire ». Il y a des croix, parfois il n’y en a pas. Il y a des murs ou du vent. Il y a des tombes ou des pierres. Des fleurs ou des ronces. Mais sous terre des hommes et des femmes, des enfants et des vieillards. Et dans les yeux de ceux qui racontent leurs violents départs, des larmes pudiques, comme on sait si bien pleurer silencieusement, par ici. Parfois, pour avoir trop pleuré, les larmes ont tari. Mais la douleur est toujours là. Pesante. Des souvenirs précis.

De ces rencontres, une grande leçon. Et la Commission Vérité et Réconciliation doit le savoir : les morts de nos tragédies hantent toujours notre présent. Jean Cocteau l’avait bien dit : « Le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants ».

Captatio benevolentiae
Chère lectrice, cher lecteur, le travail que nous proposons ici n’est pas exhaustif (loin de là) mais plutôt symbolique: en se basant sur le ressenti de ces quelques Burundais rencontrés sur place, nous leur avons laissé la parole (ijambo) pour qu’ils nous racontent, dans leurs mots et leur culture, ces lieux chargés de souvenirs. Nous implorons donc votre clémence et nous espérons que ce voyage vous sera aussi riche qu’il l’a été pour nous.
Sous les berges fertiles de la Ruvubu
Rivière Ruvubu, province de Gitega

Il fait frais et beau ce samedi matin. Le lieu s’appelle Amahwane- Les Rencontres. Là, la Ruvyironza et la Ruvubu se marient pour ne devenir qu’un rivière: le Ruvubu. Des oiseaux exotiques nichent dans un îlot au carrefour des deux rivières. Sur cette image, le cours d’eau délimite la province de Karusi (les collines à droite) de Gitega (à gauche).

Les passants qui contemplent ce paysage ignorent peut-être la tragédie qui, par deux fois, s’est jouée sur cette terre féerique.

Un riverain témoin de cette époque raconte : « En 1972, au plus fort des purges ethniques, les militaires avaient creusé des fosses au pied de la rivière [terrains bordant le Ruvubu sur l’image, en second plan] et nous les voyions amener des détenus, de la prison de Gitega. Des gens de toutes catégories, et même des prêtres et des sœurs.

Les victimes, Hutu, mains liées dans le dos, étaient poussés dans les fosses. Quand elles étaient remplies, on tirait dans le tas sur ceux qui étaient à la surface. On mettait ensuite la terre. Ceux qui étaient en dessous mourraient d’étouffement. »

A-t-il entendu parler d’un certain Abbé Michel Kayoya, tué et, semble-t-il, enterré là ? L’homme montre le remblai bordant la Ruvubu: la reposerait l’abbé-poète.

Puis, les années ont passé, beaucoup d’eau de la Ruvubu a coulé. 19 ans plus tard, le 21 octobre 1993, dans la foulée de l’assassinat du Président élu, Melchior Ndadaye, une histoire tragique se rejoue au confluent de la Ruvyironza et la Ruvubu.

Les habitants du coin voient des Tutsi courir vers la rivière pour tenter d’échapper aux Hutu qui les poursuivent, de l’autre côté de la Ruvubu. « Certains se faisaient tuer au pied de la colline [c’est dans la commune Shombo], on voyait des cadavres charriés de de Karusi plus en amont, notamment Gitaramuka. Cela faisait très peur à voir » raconte une mère, le regard soudain perdu.

Plus tard, des militaires obligeront des habitants du coin à repêcher des corps et à les enterrer sur les berges de la rivière.

Aujourd’hui, sur les berges fertiles de la Ruvubu où reposent tant de suppliciés Hutu et Tutsi, le maïs pousse, indifférent.

Philosophe, les yeux rivés sur les eaux un homme du coin parle doucement: « Si l’on décidait d’arrêter toux ceux qui ont trempé dans les crimes du Burundi, on n’aurait pas assez de place dans les prisons. » Comme pour se donner du courage il lance en enfilant une veste et des bottes noires pour les travaux communautaires : « Il faut construire notre pays. » Nous sommes samedi. Le fleuve Ruvubu, comme toujours, s’écoule, imperturbable.

Bugendana, un matin, des sifflets et des chants
Bugendana, province Gitega

Commune Bugendana. Juste en bas du marché, une allée mène vers le site des déplacés. Assises à l’ombre de bananeraies, pudiques, trois femmes interrogées refusent d’évoquer le passé : « Tout cela est révolu! », lance, dépitée, une d’entre-elles.

En 1993, quand l’assassinat du Président Ndadaye et de ses proches collaborateurs est confirmée, les ménages tutsi de Bugendana sont attaqués: « Dans notre commune, des centaines de personnes ont été tuées, des femmes enceintes éventrées… J’ai ainsi perdu mon mari et mon fils aîné», raconte Marie*, une dame de 60 ans, le regard fixe à l’évocation de ces images.

Sur les collines, la peur chez les Tutsi survivants est telle qu’ils décident de quitter leurs maisons pour se regrouper au chef-lieu de la commune Bugendana à partir de fin 1994. Le refuge deviendra leur sépulture.

Le 20 juillet 1996 des coups de sifflets et des chants des rebelles hutu déchirent l’aube.
Femmes, enfants, mères enceintes, sur le site de déplacés de Bugendana les tueurs ne feront pas de quartier. Le décompte officiel fait état de 341 personnes tuées. Tous des Tutsi. Quatre jours après, c’est l’enterrement. Le gouvernement, en émoi, a envoyé des excavateurs creuser des fosses dans lesquels reposeront les morts de Bugendana.

A Bugendana, tous les 21 juillet, les rescapés et leurs proches se rassemblent pour une messe du souvenir: « Au début, les Hutus avaient peur de venir, mais l’année passée, ils étaient là », affirme un jeune homme de 27 ans rencontré dans le site.

Pour la justice, Marie admet que quelques mois après le massacre de 1996, « certaines personnes accusées de crimes ont été arrêtées et emprisonnées à Gitega. Certains ont même reconnu avoir participé à des crimes. Mais quelques mois après, nous avons été surpris d’en revoir plusieurs parmi nous, en ‘liberté provisoire’ nous disait-on! Parmi eux, Pascal*, le meurtrier de mon mari… »

Depuis, elle n’y croit plus dans la justice : «Nous nous sommes pardonnés, et cela suffit amplement », conclut Marie en racontant comment elle a financièrement participé à l’organisation de la fête de communion de la fille de Pascal. « Qu’on nous donne du bétail pour que nous ayions du fumier, comme avant 1993 », murmure Marie. Avant de revenir à la charge : « Mais aucune forme de justice ne fera revenir mon mari! »

Puis conclut, la voix nouée : « Soyez nos émissaires et demandez aux autorités de nous laisser dans ce site de Bugendana. C’est impossible de penser rentrer sur les collines ! »

Des centaines de croix des victimes de Bugendana, seules quelques unes émergent péniblement des hautes herbes.

Ruyigi, massacre à l’Evêché
Cimetière de l'Eveché de Ruyigi

Un petit cimetière appartenant à l’Évêché de Ruyigi dans une petite clairière à la lisière d’une route en terre battue. L’endroit est entouré de pins, de bâtiments de l’Église. D’échos de voix féminines chantent sous de sourds battements d’un tambour. L’air est frais. Des oiseaux chantent en allant on ne sait où. Des visages graves, inclinés, vont ou reviennent de la messe.

Au milieu de cet espace, une grande croix. Près de là, une tombe, commune, assez bien entretenue, avec des carreaux blancs. Au pied de la pierre tombale, un gros cierge et un bouquet de fleurs : « Chers parents, chers amis, reposez-vous en paix ».
Des passants, personne ne veut parler sur les circonstances de la mort des 72 disparus enterrés à Ruyigi. Il faudra patienter, pour trouver des témoignages en provenance même de l’Évêché : « Ils étaient des prêtres, des soeurs et des séminaristes, tous Hutu, exception faite d’une femme d’ethnie tutsi, qui n’avait pas voulu se séparer de son mari, Hutu ».

Nous sommes dans la matinée du 24 octobre 1993, et un grand nombre de Hutu du centre-ville de Ruyigi se sont refugiés à l’Évêché, dans la crainte d’être tué par les Tutsi, en représailles aux leurs tués le lendemain de l’assassinat du président Melchior Ndadaye. « Le lieu est sacré, on ne viendra pas nous chercher jusqu’ici », pensent-ils peut-être. Erreur. Parmi les personnes qui tentent de résister au massacre qui s’annonce, quand les élèves du lycée de Rusengo et quelques fonctionnaires de Ruyigi, tous Tutsi, pénètrent dans l’Évêché, Marguerite Barankitse, dite Maggy. Son histoire a fait le tour du monde.

Après le massacre, les corps seront enterrés non loin de là, grâce notamment à l’aide de Maggy, qui fondera plus tard la maison Shalom. Des cérémonies de commémoration des personnes disparues seront organisées, notamment autour des années 2003 – 2004 par des membres du parti Frodebu originaire de Ruyigi. « Parfois, des familles de passage à la Maison Shalom sont accompagnées sur cette tombe commune pour se recueillir », témoigne-t-on à l’Évêché. Avant de renchérir : « Après cette tragédie, il n’y a pas eu d’autre crime ici, et nous sommes parvenus à garder la cohésion. Les rescapés de la tuerie ou les enfants des victimes ne parlent pas de vengeance. Le pardon est là, mais il n’est pas incompatible avec la justice »…

L’unanimité autour d’un monument
Mausolée du Prince Louis Rwagasore, Bujumbura

« Hano havyagiye Umuganwa Ludoviko Rwagasore, Ministri wambere yavutse ku wa 10 – 1- 1932, yafiriye Uburundi ku munsi wa 13 octobri 1961 » -( Ici repose le Prince Louis Rwagasore, le Premier Ministre né le 10 janvier 1932, mort pour le Burundi le jour du 13 octobre 1961.)

A ses côtés, Ngendandumwe Pierre, son successeur et le Prince Ignace Kamatari frère du Mwami Mwambusta IV et fils du Mwami Mutaga IV, tous assassinés, le premier en 1965 et le second en 1964.

Un témoin de l’époque rappelle que l’on a voulu enterrer le Prince à un endroit où il continuera à veiller sur la capitale. En effet, le mausolée offre une vue imprenable sur Bujumbura. Situé sur les flancs de la colline Vugizo, le monument à l’honneur du Père de l’Indépendance est bien entretenu, soigné, un grillage aux couleurs du pays entoure la partie haute du site.

C’est un des rares monuments qui fait l’unanimité. Tout le monde le respecte. Chaque année, le 13 octobre, la classe politique burundaise, les institutions du pays, à commencer par le Président ou encore les représentations diplomatiques en place à Bujumbura viennent s’incliner devant le monument.

Plusieurs chansons populaires évoquent ce fils du roi Mwambutsa. A l’occasion du 50ème anniversaire de l’indépendance, un film documentaire sur sa vie et son rôle dans l’histoire du Burundi est en préparation. En Belgique, un journaliste a fouillé les archives de l’administration coloniales pour montrer que tout n’avait pas été dit sur sa mort. Une traduction du livre paru en néerlandais est en projet chez Iwacu.

Du mausolée, on sent une certaine quiétude, le soir, le soleil qui miroite dans le lac Tanganyika avant de s’immerger derrière les monts Mitumba dans l’Est de la RDC offre un spectacle féerique. Mais les chiffres gravés sur la pierre tombale rappellent la terrible réalité : cette jeunesse fauchée dans la fleur de l’âge. 29 ans. Le Prince est mort très jeune. Une courte vie mais si bien remplie…

Kibimba, le four crématoire
Monument de Kibimba, province Gitega

« C’est alors qu’un professeur, dans un geste de don de soi extraordinaire, frappe de sa tête les vitres de la fenêtre. Sa tête se fend instantanément, du sang coule, mais il y a une brèche par laquelle il passe. Il est transpercé dès sa sortie par les meurtriers, mais d’autres élèves parviennent à s’enfuir par le trou laissé par leur ancien professeur ». C’est la voix d’Onesphore*, qui tient par la main celle de sa fille aînée et qui lui fait visiter l’intérieur calciné d’une chambre de la station d’ essence qui a servi de four crématoire.

Les murs blancs maculés de traces sombres ont vu, dans la journée du 21 octobre 1993, des élèves tutsi et certains hutu qui ont refusé de se séparer de leurs camarades saisis par les habitants hutu. « On venait d’annoncer la mort du Président Ndadaye, et ces élèves, issus de l’École Normale de Kibimba ont pris par une population furieuse, acheminés vers la petite station à essence sur la route menant à Gitega, », raconte Gaston*, 15 ans à l’époque.

Onesphore, suivi par sa fille, et son épouse se souvient : « Les tueurs nous ont poussé à l’intérieur de la station à essence, ils ont fermé et ont apporté des bidons d’essence. Ils ont alors mis le feu ».

Des 74 élèves tués à Kibimba, on retrouvera certains restes dans les broussailles des collines environnantes. « Le directeur de l’école, condamné par la justice pour avoir livré ses élèves aux tueurs , sera pendu plus tard. Les restes jeunes élèves des défunts sont enterrés quelques jours après le crime dans une fosse commune située sur la même colline, mais en contrebas », complète Gaston.

Assis près du monument érigé sur l’ancienne station à essence, Gaston précise sans gêne : « Nous venons tous ici, Hutu et Tutsi, pour se recueillir ou juste pour s’asseoir et se reposer. Évoquer des questions de justice ferait ressurgir la haine, oubliée, entre les familles ». Pourquoi ? « Parce qu’à la suite de ce massacre et de nombreux autres perpétrés notamment à Rutegama, les militaires du camp Mwaro( à une vingtaine de kilomètres de là – NDLR) qui sont venus rétablir la sécurité dans les parages ont à leur tour, dans un accès de vengeance, tué beaucoup d’habitants hutu du coin. Comment arrêter toutes les personnes impliquées dans les massacres? »

Avant que la famille quitte le monument de Kibimba pour continuer la route vers Bujumbura, la fille d’Onesphore pointe de son petit index les lieux : « Papa, regarde, il est écrit « Plus jamais ça! ». La voix paternelle monte, un peu émue : « Oui, ma fille, pour dire Plus jamais tuer les enfants. Plus jamais tuer les gens ! »

Le soleil disparaît un peu plus de l’horizon.

Buterere, près d’une décharge…

On appelle l’endroit Ku bumwe – Lieu de l’Unité. Nous sommes dans la commune de Buterere, au nord de Bujumbura. Derrière cette maison abandonnée que l’on voit sur la photo, de très hautes herbes s’élancent vers le ciel, serrées, alors que non-loin, une guérite signale un poste de surveillance de la société Amsar, qui dispose d’étangs d’épuration d’eaux usées. Au loin, à près de deux kilomètres se dressent les bâtiments de l’ex-Complexe Textile du Burundi, Cotebu.

« En dessous de ces herbes il y a beaucoup d’eau recouvrant en fait une terre très poreuse. Et en dessous de cette terre, des centaines et des centaines de corps de Hutu tués en 1972 », dont celui de son grand-père, raconte Sylvain,* un jeune homme de Buterere.

« On les emmenait principalement de la prison de Mpimba, les mains liées dans le dos, ou morts, et on les jetait dans de grandes fosses qui avaient été creusées auparavant par des pelleteuses », précise un vieil homme, rencontré à quelques quatre cents mètres de là, non loin de la décharge de Buterere : « De loin, nous entendions la nuit venue, le bruit des machines qui creusaient encore et encore la terre, sous le regard vigilant des militaires… »

Sur les lieux connus dans la contrée autant par les Hutu que par les Tutsi,
ni croix, ni tombe : « Seuls les crapauds et les sauterelles chantent la nuit venue », décrit Sylvain.

Kivyuka, à cause d'un pylône électrique
Marché de Kivyuka, province de Bubanza

« Le massacre a duré moins de dix minutes », raconte la population excitée qu’on s’y intéresse – « enfin! ». C’était un 3 mai 1996. La veille, la nuit, les rebelles avaient renversé un pylône électrique de la Regideso plantée juste sur la colline qui surplombe le marché.

Ce jour-là donc, le marché était achalandé comme d’habitude. « Les femmes avaient étalé leurs tomates, les bouchers planté leurs crocs », raconte Claver*, 36 ans.

Soudain, G., l’administrateur de Musigati surgit dans le marché. Derrière lui, des militaires. Panique dans la population « exclusivement hutu », précisent les témoins. « Les gens ont commencé à courir » explique un agriculteur qui venait de vendre du café.

Mais rassuré par l’administrateur dans un message répété par mégaphone, la population a reflué vers le marché. « C’était tout de même l’administrateur qui nous appelait», explique un témoin.

L’administrateur aurait alors lancé: « Sauriez-vous qui qui ont renversé ce pylône ? »
– « Non, Monsieur »
– « Alors, pourquoi avez-vous fui quand vous m’avez vu arriver? », a encore demandé l’autorité.
– « Nous avons vu les militaires et nous avons eu peur, vu qu’il y a un pylône renversé », ont expliqué les gens.
– « Continuez votre marché comme à l’accoutumée, n’ayez aucune crainte », a rassuré l’administrateur communal.

Puis, quelques temps après, le chef des militaires a tiré un coup de feu. Le coup de semonce, disent les témoins. La gueule béante d’une mitrailleuse s’est mise à cracher le feu. Sur les côtés, des militaires se sont mis à tirer sur les habitants qui tentaient de s’échapper.

« L’enfer a duré moins de dix minutes! », résume un quinquagénaire. Quand les militaires repartent c’est l’horreur : des centaines de corps gisent inanimés. « Plus de 400 Hutu morts » assurent les habitants qui n’oseront s’approcher du lieu que deux jours après. Certains corps seront enterrés à la hâte au marché-même ou dans les environs, d’autres emportés par les leurs.

Quatre jours après, une pelleteuse est arrivée, a entassé les corps restants dans un camion pour les déverser dans une fosse commune plus loin.

Aucune autorité d’alors ne mettra les pieds à Kivyuka. « De la part des dirigeants de l’époque, nous ne méritions pas d’égard : nous étions des Hutu. Nous entendons dire que l’on a construit des monuments à Kibimba, Teza ou Buta, mais ici, jamais ! », lance un homme, 18 ans à l’époque du massacre, acclamé par les rires et les hochements de tête de l’assistance. Ce qui attriste encore plus les gens, c’est que « même des autorités actuelles, parmi lesquels les anciens rebelles qui ont peut-être renversé ce pylône, personne ne nous représente pour défendre l’idée de construction d’un monument dédié aux nôtres ».

Depuis, un marché a été installé sur le lieu. En dessous des étals, des boursouflures du sol indiquent des tombes : « Nous racontons cela à nos enfants, pour qu’ils sachent l’histoire du marché de Kivyuka! », disent les rescapés.

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Forum des lecteurs d'Iwacu

4 réactions
  1. Oscar Ninteretse

    L’histoire du Burundi est jalonné de massacres répétitifs: 1962, 1965, 1969, 1972, 1988, 1993… Certains les appelent « ikiza », d’autres utilisent le vocable « crise », etc. La pure vérité est que l’origine de tout ces maux a été une volonté politique d’exterminer une partie de la population pour son appartenance ethnique afin de s’accaparer des biens spoliés ou des avantages que la gestion du pouvoir procure.

    Je félicite ces gens qui ont déjà fanchi le pas vers la réconciliation. Ils devraient servir d’exemples aux autres.

  2. Ntakije

    Je suis ému

  3. KABADUGARITSE

    Nombreux sont ceux qui savent mais personne ne veut rien dire. Et pourtant …

    • Bakari

      Nombreux ont été acteurs; la cohabitation entre acteurs et spectateurs d’une macabre pièce de théâtre doit être compliquée!

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