Mercredi 24 avril 2024

Culture

Le Singe qui a avalé un Français

Le premier romancier et dramaturge d’expression française du Ruanda-Urundi nous vient du Rwanda actuel et s’appelle François-Xavier-Joseph-Deodatus Nayigiziki alias Saverio Nayigiziki (1915 – 1984). Son premier roman ((Nayigiziki, S.J., Escapade ruandaise, Journal d’un clerc en sa trentième année, Préf. de J.-M. Jadot,Bruxelles, G.A. Deny, 1950, 208 pages)) fut édité en 1950 à Bruxelles, mais il n’eût pas le retentissement escompté ((Bien qu’il fut primé au concours de la foire coloniale à Bruxelles en 1949. Sans doute sous la forme d’un manuscrit puisqu’il est publié une année plus tard…)) . Il publia ensuite une pièce de théâtre ((Nayigiziki, S.J., L’Optimiste, Astrida, Groupe Scolaire d’Astrida (Frères de la Charité), 1954. )) et une version beaucoup plus longue de son premier roman ((Nayigiziki, S.J., Mes Transes à trente ans. Histoire vécue mêlée de roman. I. De mal en pis II. De pis en mieux, Astrida : Groupe Scolaire, 1955, 2 vol., 487 pages.)). L’œuvre de cet écrivain tout à fait époustouflant de talent est restée méconnue comme le peu d’autres productions littéraires issues du Burundi et du Rwanda.

« L’Optimiste » est l’histoire d’un jeune Muhutu qui désire épouser la fille d’un chef Mututsi. Les deux jeunes gens s’aiment, mais ils sont entravés par une société rétrograde percluse de préjugés. Mais le monde change et c’est un des personnages qui l’exprime admirablement : «Les prétentions d’hier sont les possibilités d’aujourd’hui et les réalisations de demain » (Acte I, Tableau I, sc. 1)

Ses deux romans – qui en fait constituent un seul – sont difficiles à classer dans les genres littéraires traditionnels répertoriés. On sent un réel malaise chez Lilyan Kesteloot qui se contente d’un jugement bref, hâtif et expéditif : « Du côté des écrivains ‘évolués’ du Zaïre, on constate le même phénomène dans les années 50 ; les autorités belges s’émerveillent des progrès de leurs ‘pupilles’ devant le Ngando de Lomami-Tshibamba et L’Escapade ruandaise de Saverio Naïgiziki (sic !). Alors que l’Afrique française résonnait déjà des échos émancipateurs du Congrès des écrivains et artistes… » ((Kesteloot, L., Histoire de la Littérature Négro-africaine, Paris, Karthala – AUF, mise à jour 2004.)) p 16

C’est là que le bât blesse. La reconnaissance artistique doit passer par Paris ou rien. Or, nos écrivains et poètes ont dès le départ utilisé la langue française comme un outil d’expression commode. L’inspiration, l’univers mental et poétique sont sui generis et ne souffrent aucunement d’européocentrisme : « (…) on notera que celui-ci (Nayigiziki en l’occurrence) n’a en rien l’esprit tourné vers la Métropole en Europe ou vers quelque Afrique-sur-Seine ; il y a bien, dans ses Transes, une ruralité ancestrale dont le protagoniste mesure le dépassement ou l’obsolescence, mais la modernité n’est pas en Europe, elle est dans le pays lui-même, et depuis longtemps. » ((Introduction de Jean-Paul Kwizera au roman de Saverio Nayigiziki in Centre Ecritures Littératures des mondes contemporains, série Afriques, Mes Transes à trente ans (Escapade ruandaise), Metz, Paul Verlaine / Université-Metz, Série « Afriques » # 5, 2009)) p13

Mes Transes à trente ans sont plutôt une œuvre enracinée dans la culture rwandaise avec toute sa truculence, son humour et son sens esthétique de la formule. Et si je devais lui trouver une correspondance ailleurs, ce serait dans le roman picaresque (espagnol) mot supprimé. Comme dans ce genre littéraire, le personnage central est un anti-héros, la satire y est constante et l’autodérision présente à chaque page : « Et moi-même, que suis-je dans tout ceci? Un homme raté ; l’opprobre de ma génération ; un importun aux biens fortunés. Un singe qui a avalé un Blanc, comme disent certains Bazungu, une machine à rêver, comme disent mes compatriotes railleurs, et, à mon avis, un aigri même ; un dévoyé qui rêve sans issue ; un reste d’homme que certains hommes dans leur égoïsme, comme des mouches, se disputent. Pauvre homme ! » ((Mes Transes… p 62))

Gageons que les générations présentes et futures du Rwanda et du Burundi maintiendront cette originalité ; cette fierté et cette habilité à s’approprier les langues d’ailleurs pour magnifier sa culture, mais aussi sa fraternité avec toutes les sœurs et tous les frères humains de la terre.

Forum des lecteurs d'Iwacu

2 réactions
  1. Isaac Senyoni

    Merci de refaire vivre la mémoire de cet authentique intellectuel rwandais. Dans ma jeunesse, j’ai eu la chance de lire « mes transes à trente ans » mais c’est plus tard que j’ai mesuré la magnanimité de cet homme à démarche unique que j’ai croisé quelque fois dans les rues de la ville universitaire qu’était Butare en 1974.

  2. Isaac Senyoni

    Merci de refaire vivre la mémoire de cet authentique intellectuel rwandais. Dans ma jeunesse, j’ai eu la chance de lire « mes trans à trente ans » mais c’est plus tard que j’ai mesuré la magnanimité de cet homme à démarche unique que j’ai croisé quelque fois dans les rues de la ville universitaire qu’était Butare en 1974.

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