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Comment le « ntaco » étouffe le Burundi

27/06/2012 Commentaires fermés sur Comment le « ntaco » étouffe le Burundi

Nous sommes un pays menacé par l’oubli de l’excellence, ou, pire, son mépris. Au nom d’idées toutes faites, d’une histoire qui nous colle à la peau, d’une paresse parfois déconcertante. Le ntacoïsme constitue le plus grand ennemi face au développement.  (( mon texte (qui ne vaut que ce qu’il vaut, c’est à dire un simple billet, « gentil coup de gueule » diraient même certains) n’est pas une analyse sémantique des différents sens (et valeurs) que peut revêtir le mot « ntaco« , encore moins une étude de l’histoire du vocable (qui serait intéressante, par ailleurs)) )

– Convoyeur, pourquoi vous-voulez vous asseoir sur moi ? N’est-il pas dit que nous devons être au maximum à quatre par rangée dans un bus de transport public ?
– Mais, la vie est difficile, Maaame ! 300 Fbu, c’est beaucoup. Serre-toi ! Eheeeeeein !, ntaco ((Il est exact de différencier le ntaco dont je parle ici, où il est question de laisser-aller, de paresse, d’indifférence au ntaco pour dire  » Passons ! »)), ça rira.
Le bus continue… La passagère, comme si c’était convenu, se case sur une seule fesse, tout en maugréant : « Les jeunes s’assoient désormais sur leurs parents, sans aucune honte. » Elle s’essuie le front. Elle étouffe, pour peu. Il fait très chaud. A côté, un père de famille soupire: « Rien ne vas plus dans ce pays ! » Et le bus s’anime: « Si la police du Burundi travaillait vraiment … », etc.

Ailleurs, sur la plage. Le Tanganyika me sourit. Je suis venu écouter, au loin, bavarder les hippopotames. Après quelques dix minutes, le serveur se pointe. À pas … d’hippopotame. Débarrasse la table, enfin. Me demande, sans sourire : « Que puis-je vous servir? » Devant cette scène troublante, je commande un jus. Restons lucide, me dis-je. On ne sait jamais. Pendant donc vingt minutes (20!), j’attends que ma bouteille arrive. Rien. Je suis en colère, soudain …. Puis me refrène ! Des fois que les crocodiles du coin auraient détourné mon serveur nonchalant. Donc, je vais voir la gérante du restaurant. Je lui montre ma gorge sèche. Elle secoue la tête, puis me fixe d’un air gentil, attendrissant, mignon, maternel : « Ntaco, va t’asseoir, on vient te servir! »

Ailleurs, c’est une amie apparemment hors d’elle : « C’est un bandit ! J’ai eu envie de le gifler! » Je suis surpris : « Mais d’ordinaire tu es si calme ! Qu’est-ce qui se passe ? » La réplique fuse : « C’est le tailleur qui ne veut pas me donner mon ensemble de pagnes ! Pourtant, je lui avais dit, redit que c’est pour ce soir! » Je reste bouche bée : « Mais que vas-tu mettre ce soir, alors ? Tu iras n… » Haussement d’épaules: « Ntaco, je vais voir autre chose! » La commande de chez M. le tailleur ne viendra en fait qu’une semaine plus tard… Et M. le tailleur sera payé comme convenu il y a un mois, quand il faisait encore les yeux doux à une crédule cliente !

Je précise (ce n’est jamais trop) : je ne suis dans ce texte, ni juge, ni journaliste, ni romancier, ni autre chose que citoyen du Burundi. Comme un Burundais lambda donc, je me rends au marché, dans l’administration publique et dans des boîtes privées, je prends le bus, marche à pieds, fréquente la « cité », les collines et la ville.
Voilà donc ce que j’entends souvent. Très souvent. « Ntaco… » – Cela ira. Ce n’est pas grave. La norme. Une version de notre buke buke (vous vous souvenez de lui, quand vous demandez à un Burundais comment il va ? Hein ? Jamais mal. Ni bien. Pole pole. Lentement…) érigée en philosophie de vie.

Voilà notre pire ennemi.

– Se fait-il que la plupart des rues de Bujumbura, de nos chefs-lieu de provinces, les bureaux de nos postes-frontières ou nos cabarets soient sales ? Ntaco, l’essentiel est que tout cela soit praticable.
– Se fait-il que le seul fast-food de Bujumbura ouvrable jusque tard dans la nuit soit Rwandais ? Ntaco, l’essentiel est que l’on puisse y trouver à manger. Puis, de toutes les façons, qu’est-ce qu’on a à rentrer tard ? Nous, les Burundais, on se couche tôt. C’est connu !
– Y’a-t-il un travail qui exige que je rentre à 23h si je veux le boucler ? Ntaco, je reviendrai le lendemain. Ce soir, à 18h, il y’a un ami qui m’a promis « kamwe », une bouteille de Primus. (Et finalement, on se pointe au bureau, le lendemain, à 8h30, drapé dans des effluves affolantes d’alcool, qui vous empêcheront d’y voir clair le reste de la journée, suscitant des commentaires passionnants à votre passage)

Et nous sommes tous coupables, quelque part, de cet état.

L’une des fâcheuses tendances de la philosophie du ntacoïsme est de se trouver toujours des excuses, des refuges. Ainsi, pour éviter de se regarder en face, l’autorité publique invoque souvent « les priorités du service», « la répartition des rôles » (la bureaucratie), « la complexité des Burundais et du contexte du pays » pour expliquer le manque de fermeté face à l’esprit du ntaco… Personnellement, cela me ferait plaisir de voir, un jour, le ministre de la Sécurité publique passer une journée sur la route Gitega-Ruyigi, arrêtant les taxis qui filent avec cinq personnes derrière et trois devant et leur coller une semaine de repos et de méditation, en plus d’une gentille amende – quitte à modifier la loi sur place ! Quelques expériences de ce genre, répétées (il y a des malins difficilement perméables à la loi) aux quatre points cardinaux du pays, et on serait mieux, dans le transport public.

De l’autre côté, le peuple évacue avec rapidité l’échec face à ses petites responsabilités quotidiennes qui exigent ordre, propreté ou ponctualité (en famille, dans le bus, dans la rue, au marché, au bistrot, à la messe) et se défausse sur les gouvernants. Nous nous sommes longtemps laissé bercer par cet adage burundais qui veut que « Umwera uva i bukuru ugakwira hose ! » – La sécheresse de peau vient d’en haut, et se répand sur le peuple… Ainsi, s’il y a apparemment du désordre au niveau politique, et bien, pourquoi n’y en aurait-il pas dans ma rue, devant chez moi, dans ce bus que j’emprunte chaque matin ?! En oubliant que « qui peut le moins peut le plus ». Cela me peine, quand je vois des Burundais qui reviennent, en vacances, des pays où il est interdit de jeter du papier par terre, mais qui, deux jours plus tard, n’hésitent pas à le faire en plein Bujumbura ! Soudain, ils retroussent les narines : « Oooh !, que cette ville est sale! »

Parfois, simplement, nous attendons des miracles des gens qui n’ont jamais connu cette propreté qu’on souhaite tous, parce qu’ils ont vécu, par la force de l’histoire, dans des camps de réfugiés, dans la brousse … D’autant plus que plus tard, par la terrible loi de la démocratie – c’est un choix que nous avons fait, et nous devons l’assumer- , ils se sont retrouvés « responsables de … » Dans ce cas, pourquoi, en tant que citoyen, ne pas nous mobiliser contre l’esprit du ntaco ? Pourquoi, dans le respect d’autrui et d’une éthique personnelle, ne pas prouver que l’ordre que nous souhaitons « en haut », en politique, nous habite aussi ?

Après avoir trouvé des excuses, face donc à ses échecs, le ntacoïsme vous pousse, enfin, à vous construire un rêve. A grande rescousse d’imagination, on s’invente le mythe de l’ailleurs paradisiaque. Pour les Burundais, souvent, les regards se tournent vers notre voisin du Nord. Zappant d’un coup le contexte historique et politique, on se pâme : « Oh !, que c’est bien chez eux … ». J’ai envie de demander, instantanément : « A quel prix cette étape de développement est-elle atteinte ? » La réponse serait simple, quoique fort à développer : « Parce qu’on est allé au-delà de ntaco ! »

Et si nous nous fixions comme ligne directrice de ne plus jamais dire « ntaco ! », mais d’exiger la qualité dans nos services, la qualité dans nos produits, dans ces détails qui font notre quotidien. Et si nous apprenions, dans le temps et avec constance, urgence, à cultiver un leadership (le mot concerne autant l’autorité publique, familiale que la conscience de chacun) qui lutte fermement contre cette philosophie de « ntaco ! » par l’action et la communication ? On entendrait moins de grognes chez nous autres Burundais. Et la vie irait un tout petit peu mieux.

Car, à force de grogner dans les bus, les bistrots, les rues, les bureaux, sur les radios, dans nos familles, sur Internet, dans nos lits (peut-être, aussi), on devient aigri. C’est bêtement psychologique. La vie devient vraiment dure, noire, et on se prive de ce qu’un peuple, chaque personne, a de meilleur : la joie de l’espoir.

Trêve de bavardage, je vais cesser de grogner sur cette page : bonnes prochaines cinquante années à toi qui viens de me lire !

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